Jean-Noël Cuenod, poète et journaliste, accueillait fin novembre dans sa Forge de la Poésie du château de Beaurecueil, près de Mareuil, l’assemblée venue partager un moment littéraire à l’occasion de la sortie de résidence d’écriture d’Elisa Shua Dusapin, autrice à peine trentenaire grandie entre Paris, Séoul et la Suisse… et née à Sarlat, à la maison de naissance Sainte-Thésère, désormais fermée, où l’on venait au monde dans un contexte tout autre que dans les maternités traditionnelles. Un choix de ses parents, vivant alors à Brive, père français acupuncteur et mère sud-Coréenne traductrice. La jeune romancière est aussi née de la complexité de ces horizons. Elle écrit en français et ses romans sont traduits dans quarante langues. Car son succès est international, surtout en Asie et dans les pays anglo-saxons : son premier livre a été couronné en 2021 par le National Book Award, l’un des plus prestigieux prix littéraires américains, choisi parmi 150 œuvres traduites de 27 langues.
Bourse de résidence au Goupillou
C’est grâce au parrainage d’une bourse de la fondation suisse Michalski qu’Elisa Shua Dusapin s’est installée à Rudeau-Ladosse, à la maison du Goupillou — lieu animé par Nelly Vranceanu, artiste d’origine moldave et Arnaud Galy, rédacteur en chef d’Agora francophone — pour cette parenthèse de création en deux temps — et deux saisons, août et novembre. De quoi lui donner envie de revenir, elle qui a déjà fait étape au festival littéraire Les plumes de Léon en 2021: les rencontres qu’elle a faites en Périgord, les douceurs d’une nature proche de celle de la Corée du Sud, pourraient même l’inciter à y vivre…
Quête identitaire
Mais en ce dimanche après-midi de grisaille et de froidure, elle diffuse une chaleur bienvenue dans l’assistance. « C’est émouvant pour moi de terminer ici mon quatrième roman. Le premier, paru en 2016, se passe en Corée du Sud : peu à peu, je me rapproche, je m’en aperçois aujourd’hui. » Et en effet, Arnaud égrène un parcours « Sokcho (frontière sud-nord Corée), Tokyo, Séoul, New York, Vladivostok, Rudeau-Ladosse » pour le moins original. « Quand j’écris, tout n’est qu’intuition dans le processus. Je ne sais pas dire pourquoi je me rapproche d’ici, je sais juste que je vis une crise identitaire depuis l’enfance, cette mixité culturelle m’a confrontée au racisme. Asiatique en Europe, je suis devenue étrangère en Corée du Sud, en y retournant chaque année à partir de mes 13 ans. » Le vrai déclic s’est produit à Saint-Léon, l’an passé. « J’étais bouleversée : c’est l’endroit où je me sentais le mieux au monde. Comme si le fait d’être née sur cette terre me donnait une légitimité à simplement être. Je me sens beaucoup plus apaisée qu’il y a dix ans. »
Premier roman oublié, plusieurs éditeurs intéressés
Celle qui n’a jamais imaginé publier quoi que ce soit voulait enseigner le français ou devenir éthologue. Elle écrit pourtant depuis ses 15 ans : après le choc de L’amant, de Marguerite Duras, « j’avais l’impression qu’il avait été écrit mot pour mot pour moi, je me suis dit que c’était incroyable de pouvoir procurer cette sensation à d’autres ». Encouragée par ses professeurs, elle écrit aussi pour se sentir mieux. Trois ans plus tard, son premier roman était prêt. Il a dormi dans un tiroir pendant ses études universitaires jusqu’à ce qu’un des professeurs lui demande à qui elle l’avait envoyé. Sans pression aucune, elle l’a adressé par La Poste à ses maisons d’éditions préférées, trois en France, une en Suisse. Et elle a pu avoir le luxe de choisir (éditions Zoé) puisque trois sur quatre lui offraient d’être publiée. De bourses et remise de prix en traductions, cessions et adaptations au théâtre et au cinéma, rencontres publiques, elle vit désormais de son écriture. Entre chaque roman, elle répond à des commandes de pièces de théâtre, essentiellement pour le jeune public, « ce qui me reconnecte à quelque chose d’intuitif, libre, fantasque, joyeux. J’ai besoin de cette alternance pour me sortir de la solitude et de l’intimité de l’écriture de romans. »
De New York au Périgord
Ce quatrième roman, écrit en Périgord, devait initialement se dérouler à New York : changement de décors ! Ne sachant véritablement jamais vers quoi elle va, elle a trouvé son chemin sur place lors de cette résidence et a choisi d’y situer l’histoire dont elle a lu quelques pages en primeur à l’assemblée. « Je pars d’un lieu et je découvre les personnages peu à peu. Je vais remettre ce manuscrit à la fin de l’année et je ne sais pas encore qui est le personnage important.»
Lauréate de la fondation Lagardère 2022
« Je me souviens de cette photo d’une vitrine de librairie à Londres pour la sortie de la traduction des Billes du Pachinko : un seul livre à des dizaines d’exemplaires, le tien, impressionnant quand on sait comment fonctionne le monde littéraire », rappelle Arnaud Galy. Si la presse anglo-saxonne a pris de l’avance pour tresser des lauriers à l’autrice, la France se rattrape en lui attribuant ce mois de décembre un prix important : elle est lauréate 2022 de la Fondation Lagardère dans la catégorie Écrivain. « Si j’ai la chance de pouvoir vivre de l’écriture, c’est d’abord grâce au public francophone, les traductions sont venues après. Je ressens des différences parfois extrêmes dans les pays où je me déplace pour accompagner le livre. La communauté asiatique est peut-être plus nombreuse dans les pays anglophones, plus habitués aussi à une grande diversité. » L’autrice constate aussi qu’une grande proportion de ses lecteurs a moins de 35 ans.
Des mots et des rencontres
Une vague de demandes de traduction est arrivée après le National Book Award, prix prescripteur pour bien des pays. Comment contrôle-t-elle ce que deviennent ses mots ? Si son éditeur se charge contractuellement de cette ouverture au monde, elle se réserve un droit de veto. « Certains traducteurs prennent contact avec moi, c’est le cas de ma traductrice anglaise avec laquelle j’ai noué des liens très forts, c’est aussi vrai pour mon traducteur allemand. Ce sont des langues que j’ai la chance de parler, j’ai fait mes études en allemand. C’est fascinant de voir un traducteur entrer dans la mécanique de la pensée, la compréhension de l’intime. J’écris en français mais, intérieurement, mes personnages s’expriment dans une autre langue, je m’auto-traduis en permanence, ce qui crée une distance. J’essaie toujours de travailler sur la communication sans passer par le langage : les mots ne sont pas les premiers vecteurs de rencontre.»
Heurs et malheurs de la traduction
Pour les langues qui lui sont parfaitement étrangères, c’est plus reposant : elle ne sait même pas si c’est son nom ou le titre du livre qui figure sur la couverture. Mais pour le coréen, langue qui lui importe, qu’elle comprend et lit aussi, Elisa Shua Dusapin n’a eu aucun contact avec son traducteur. Et c’est avec surprise qu’elle a découvert qu’il s’est davantage attaché à rendre la structure de la langue française plutôt que l’univers qu’elle a imaginé. Cette langue dite « agglutinante » est bien différente du français, qui s’articule de façon logique, « et surtout, on ne dit pas « je », c’est trop présomptueux. Le traducteur a choisi de conserver le « je » alors qu’il s’agissait d’un personnage mal dans sa peau, qui se cherche dans le regard des autres. » Conséquence : les lecteurs coréens n’ont pas lu le livre que l’autrice avait vraiment écrit ! Comme quoi, « ce n’est pas parce qu’on parle la même langue qu’on se comprend », résume-t-elle.
• Les romans d’Elisa Shua Dusapin, publiés chez Zoé, sont disponibles en folio poche : Hiver à Sokcho (2016), Les Billes du Pachinko (2018), Vladivostok Circus (2020)
Lire aussi l’article sur la résidence de l’été 2022 à la Maison du Goupillou.
Écriture cinématographique
Son premier roman, Hiver à Sokcho, est en cours d’adaptation par le cinéaste franco-japonais Koya Kamura, avec un scénariste franco-vietnamien. L’option a été levée au moment de la sortie de résidence d’Elisa et le tournage va débuter en février, avec pour acteur principal Roschdy Zem. « J’ai été sollicitée pour participer à cette adaptation mais j’ai coréalisé celle pour le théâtre, c’était une belle expérience, j’ai besoin de me détacher de ce roman écrit entre mes 17 et 20 ans. Il est étudié dans les écoles, il y a les traductions…ça fait beaucoup. »
L’écriture d’Elisa Shua Dusapin est en effet cinématographique, les mots ont un impact visuel qui a bien sûr attiré l’attention du monde du cinéma. En la lisant, on voit. « Ce constat me fait plaisir : pour écrire quelque chose, j’ai besoin de le voir dans ma tête. Mon univers est avant tout visuel, physique : éprouver le monde par les cinq sens est plus important que passer par l’intellect dans ce que j’écris. Mes personnages expriment peu d’idées, j’essaie plutôt d’avoir le point de vue d’une caméra qui observe ce qui se passe, de manière factuelle. Ensuite, j’appose la perception très sensorielle de mon environnement.»
Elisa a beaucoup travaillé aux côtés du réalisateur qui a partagé sa vie et reste sensible aux images, elle a aussi été dramaturge pour le théâtre et scénariste : « une grande part de la narration y est prise en charge par le corps, j’adore cette idée car ça ne peut jamais être faux alors que je me méfie beaucoup des idées ».