Nicolas Brimo, directeur du Canard Enchaîné, et Yves Harté, ancien directeur éditorial de Sud Ouest, ont rappelé que la presse écrite nationale n’attire pas et qu’elle est économiquement instable. Pour l’acheter au numéro, il faut d’abord trouver les points de vente, passés de 33 à 15 000. Le prix d’achat reste élevé et la nouvelle génération a appris à vivre avec la gratuité. « En région, la majorité des journaux appartient encore à des familles, souligne Yves Harté. Quand il a quitté le groupe Sud Ouest, il y a deux ans, « le bénéfice net sans charges était encore positif. Mais à quel prix ? »
Formatage et standardisation
Grâce aux économies d’échelle plus qu’à l’investissement sur le cœur de métier (rédaction passée de 320 à 230 journalistes en CDI). « Le lectorat s’est effondré, j’ai connu ce quotidien à 360 000 exemplaires, le deuxième après Ouest-France, il doit être à 120 000 à présent. » Et Sud Ouest Dimanche, qu’il dirigeait, est passé de 290 000 en 2005 au-dessous de la barre des 100 000. « La presse écrite a perdu sa valeur de média prescripteur, la façon de raconter l’information a changé et touche toutes les catégories. Le formatage de la diction dans l’audiovisuel » s’applique peut-être aux autres formes de presse.
La fadeur naîtrait-elle de la mutualisation ?
Mémona Hintermann, invitée aussi à ce débat, rapporte que la mutualisation (qui permet au Monde de vivre grâce aux ventes de Télérama, par exemple) à laquelle se plient bien des organes de presse se traduit par une moindre prise de risques, et finalement « moins de goût, moins de différences », un caractère moins affirmé. « La loi sur l’audiovisuel date de 1986, elle a été rafistolée 80 fois, mais il n’y a pas de structure adaptée au monde contemporain, avec internet. ».
Formation et information
Nicolas Brimo pointe la dépendance à la publicité, il en parle d’autant plus librement que le Canard est son propre propriétaire, que l’hebdomadaire est rentable et sans publicité. « Celles du groupe LVMH représentent 20 à 25 % des recettes de certains titres. » La tendance à l’uniformité tient aussi au nombre moins important de quotidiens nationaux, et au recrutement social des journalistes, avec une barre placée haut par les écoles, pourtant assortie « d’une paupérisation de ce métier » ajoute Yves Harté. Former des journalistes de tous horizons, social et géographique, « aiderait à apaiser le pays, par la manière dont on se sent et on se voit les uns les autres », ajoute Mémona Hintermann, au nom de ses racines. Yves Harté remarque que des réussites de presse sont le fait de non professionnels, comme Libération : « quand on propose quelque chose qu’on ne lit pas ailleurs, les lecteurs sont intéressés ».
Vers l’élitisme ?
La presse numérique, qui s’affranchit du format d’articles, ne parviendrait pas à “imprimer” une identité, et personne ne sait vraiment où il va dans ce domaine. Médiapart reste un exemple de succès, « bâti sur un parti-pris politique… et économique, car produire sur internet coûte moins cher, surtout à l’heure où le papier augmente de 200 % ».
L’avenir du journalisme consisterait à devenir un outil à débusquer et décrypter les fake-news, sans parvenir vraiment à percer la boucle numérique où circulent ces mensonges. « Il existe surtout une crise de lecture, constate Yves Harté, et l’avenir de la presse écrite réside peut-être en un produit très rare, très cher, réservé à quelques-uns ».
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Questionnaire des 30 000
Les titres qui diffusent de la publicité recourent à ce questionnaire qui interroge 30 000 de leurs (déjà) lecteurs. « Ce qui tend aussi à rendre les journaux plus ternes, pour arriver à un consensus sur le lectorat, résume Nicolas Brimo. Plus encore dans la télévision. Et davantage sur internet avec une obsession marketing du clic. » Yves Harté persiste à penser qu’il ne faut pas demander l’avis au lecteur : « il faut avoir une idée précise du journal que l’on veut faire et entraîner avec soi tous ceux que ça intéresse. Sinon on se résigne à un journal conformiste pour plaire aux lecteurs. Mieux vaut faire l’inverse, créer un club. » Ce qu’il fit avec Sud Ouest dimanche. Et ce qu’il admire chez Jean-François Kahn, qui a inventé deux journaux « en pratiquant un journalisme qui allait à l’encontre de ce qu’on lui recommandait ».