Guillemette de la Borie multiplie les beaux portraits de femmes dans son dernier roman, toujours situé en Périgord, dans des villages qui ne disent pas leurs noms mais partagent ce supplément d’âme que nous aimons, autour d’un lieu-dit Prends-Toi-Garde que l’on trouve par exemple à Vitrac, à Proissans ou à Urval. Un lieu-dit qui va si bien aux femmes étranges qui l’ont habité et dont l’autrice imagine la filiation, par-dessus une génération qui a fui cet endroit : entre la grand-mère et la petite-fille, la mère a mis une distance que les événements regagnent malgré elles.
Apprivoiser un lieu autant qu’être acceptée par lui, se couper du monde tout en contribuant à la santé de son prochain, le bien le plus précieux, se résigner à l’impossibilité d’expliquer et se contenter de la réalité du résultat : dans ce coin de campagne où elle se réfugie et vit à la marge, Sylvia se retrouve, apprend à subsister avec rien, renoue avec le troc ancestral, observe les saisons s’étirer, écoute le silence environnant, l’effusion des oiseaux qui l’animent au printemps et tout ce que sa course urbaine l’empêchait de connaître. Sylvia Labrousse : son prénom évoque la forêt, son nom celui de la célèbre prophétesse de Vanxains… variation infinie sur les “sorcières”, jusqu’à celles des temps modernes, qui cassent les codes, toujours.
Ces sorcières qui connaissent si bien l’âme humaine
D’une plume sensible et élégante, capable de nous plonger dans l’intimité d’un effondrement et d’une reconstruction, l’autrice compose un hymne à la différence. Elle parvient à décrire un court-circuit sociétal, l’improbable espace-temps dans lequel se retrouve une jeune femme bien de son époque, en rupture d’un boulot qu’elle croyait essentiel, sevrée de l’avalanche de liens digitaux et de contacts “sociaux”. Une néorurale totalement décalée, en proie à toutes les projections sur sa présence dans cette vieille ferme oubliée, aux habitudes qu’elle rompt ou qu’elle renoue, à la cohabitation forcée avec des chasseurs allant de bêtise en méchanceté…La belle traquée, la belle et les bêtes, au fin fond de la forêt, avec des souvenirs tenaces qu’elle doit effacer.
Sylvia s’efforce d’habiter ce monde parce que le sien a basculé, l’a bousculée. Pour se rassurer, elle parle à un chien avant de s’essayer aux humains, s’entoure de deux poules aux noms de fée, Morgane et Mélusine, domestique le règne végétal à la lueur de vieux grimoires… Malmenée par les éléments, la faim, elle frôle l’état sauvage pour mieux revenir à la civilisation : se guérir malgré soi en soignant les autres. Enfin, pas toujours, hélas… En prenant soin d’eux tout au moins. « Pour soigner, il faut aimer », pense-t-elle en écoutant une jeune executive woman qui ressemble à ce qu’elle était il y a encore quelques mois.
Beauté et sortilège
Guillemette de La Borie, qui sème en début de chapitres des citations choisies pour accompagner sa sorcière bien aimée sur le chemin, raconte cette réparation par la nature et l’éloignement, fait l’éloge de la lenteur et de la sobriété, de la déconnexion et du lâcher-prise. Ce n’est qu’en fin d’ouvrage que la confirmation de ce que l’on pressentait sur le pourquoi de cette parenthèse viendra éclairer un renouveau possible, quand les démons de Sylvia seront domptés.
L’articulation de ce retour à la vie, le regard porté sur les origines et les racines, la fameuse résilience et la force intérieure, la fuite puis l’acceptation de l’une, la curiosité et la peur mêlées des autres, font sens dans le contexte de retour vers la ruralité que la crise sanitaire a suscité, dans ce Périgord où l’on croisera bien sûr des voisins britanniques. Et c’est cette vieille anglaise qui portera, pages 259-260, un beau regard sur les sorcières, complété plus loin par l’inspiration d’Yseult, la “sauveuse” de Sylvia.
Guillemette de La Borie, maintenant installée en Périgord après une carrière de journaliste à Paris (et de nombreux livres où la Dordogne était déjà au cœur du récit), éclaire avec délicatesse les contours de la transmission, par-delà les frontières de la raison ou de la culture, les lignes de cœur venant en renfort de la lignée de sang. La jeune Sybille, curieuse et ouverte, ne juge personne mais choisit son avenir à la mesure de cette femme mystérieuse qu’elle a approchée lors de sa mission de sapeur-pompier ; elle aussi est reliée à sa grand-mère, faute de mère assez proche. Ces deux-là sont trop semblables pour ne pas être réunies par la fragilité d’un homme… surprise de l’amour, chut !
- Nous sommes les sorcières, Guillemette de La Borie, Les Presses de la Cité, collection Terres de France, 22 euros.