André Dubreuil, après des débuts dans le trompe-l’œil, était un artiste du fer internationalement reconnu : ses créations, via la galerie parisienne Mougin, dont il est l’artiste de référence, prennent place dans des intérieurs de célébrités (Karl Lagerfeld compta parmi ses premiers clients, Jeff Bezos ou Bernard Arnault comptent aussi parmi les admirateurs fidèles) ou de discrets collectionneurs fortunés, dans le monde entier. Dans l’atelier AD-Decorative arts de Mareuil, il a formé des talents capables de lui succéder… L’artiste vient de disparaître, le 22 avril 2022, et Ronan Caignard perd un père spirituel autant qu’un maître auprès duquel il cheminait depuis 15 ans. Il a reçu de lui quelques leçons de vie et une inspiration autant que des savoir-faire techniques, certains uniques et dont il est seul à hériter.
Au nom de l’équipe, le jeune homme a salué « l’artiste généreux, esthète raffiné, baroque éclectique, créatif inspiré, orfèvre audacieux, intellectuel érudit, mais aussi collectionneur passionné, star internationale discrète et humble, designer flamboyant, poète et alchimiste de l’acier, du cuivre et de l’émail… »
Partager le miracle de l’acte créatif
Débutant un cursus chez les Compagnons du devoir à l’âge de 16 ans, Ronan Caignard a sollicité le MOF Philippe Bachmair, enseignant au CFA du bâtiment de Périgueux, qui l’a orienté vers André Dubreuil : ainsi s’est mis en place son CAP ferronnerie, puis son BP métallerie qui l’ont ancré dans cet atelier et l’ont ouvert à des univers insoupçonnés, « des intérieurs parisiens de rêve dans le 6e » et un enrichissement culturel permanent au contact de cet esthète.
Ronan se souvient de son premier jour dans l’atelier, dans la campagne du Parc naturel Périgord-Limousin, « nous écoutions du Bob Marley tout en travaillant » et « de la sieste où, tous allongés dans l’herbe, nous comptions les pétales des pâquerettes ». Et pour le reste, une extrême exigence. Ronan Caignard a d’abord été apprenti, puis ouvrier qualifié avant d’accéder à la création auprès du maître, partageant « ce corps à corps avec ce matériau froid, dur, coupant et lourd, qu’est le métal. Chaque jour, l’intelligence de (s)on regard sur les lignes, les graphismes, les volumes, les patines, les gravures, transformait cette pesanteur en grâce ». Son jeune disciple s’est ainsi essayé à tous les registres, toutes les techniques, le dessin, la soudure, la forge, la serrurerie, les émaux, la patine, la gravure… Tandis qu’André Dubreuil se réservait les parties à peindre et patiner, les compagnons métalliers maîtrisaient les contraintes de fabrication.
Une cote internationale
Avec une attirance plus particulière pour l’Afrique et la Chine, l’artiste de renom — collectionneur compulsif — a imprimé une approche « singulière du design unissant les civilisations et les époques, un style qui s’accorde avec tous les intérieurs, ce qui le rend malgré lui contemporain et, finalement, intemporel ». Le savoir-faire et la traçabilité assurée par la galerie garantissent des créations qui ne sont ni numérotées, ni signées. Ronan fait partie, avec le chef d’atelier, des rares personnes capables d’authentifier les originaux qui transitent par des salles de ventes. C’est lors d’enchères que se vérifient les cotes et les ventes engendrent toujours une poussée de nouvelles commandes. « À une époque, il fallait deux ans d’attente pour obtenir sa pièce, pour les lampes notamment. Ce marché a d’ailleurs été régulé. » L’aventure Dubreuil est loin d’être terminée car les chantiers de restauration passeront entre les mains de son équipe, légitime à les traiter. « Nous restaurons déjà ses premiers meubles, des œuvres d’art avant tout, dont l’aspect fonctionnel importe peu. » Les œuvres sont dispersées à travers le monde, essentiellement au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Grèce et bien sûr en France. « Une production limitée puisqu’on pouvait passer quatre mois sur du mobilier, en gérant généralement plusieurs chantiers en parallèle. »
Chemin artistique
Ronan Caignard se considère lui aussi comme un artiste plus qu’un artisan d’art, même si l’univers mobilier reste très technique. « Je me documente beaucoup avant de me lancer dans une création, j’ai bénéficié de toute la documentation d’André, j’ai encore beaucoup à apprendre mais la palette des styles est mon socle de travail. » L’équipe a finalisé l’une des dernières commandes prises par le créateur, pour les toilettes d’un appartement new-yorkais : « On a reconstitué chaque panneau à Mareuil et on réalise les décorations sur du cuivre gravé et patiné. À partir de l’idée du client et des dimensions, on a carte blanche : c’est la marque de fabrique, ça se passe comme ça. On est cinq à travailler dessus, à se mettre d’accord sur les dessins tels qu’André les aurait disposés, avec des systèmes de pochoir, des motifs ». Les clients font confiance car « on sait faire du Dubreuil ». L’œuvre a été terminée pour le 14 juillet. Une autre dernière grande commande concernait la renaissance de La Samaritaine.
La tête et les mains à l’unisson
L’atelier évolue et se réoriente progressivement, amorce une transition pour rester dans l’esprit Dubreuil tout en imprimant une succession. « André était fatigué, il était dans sa maison à côté de l’atelier et nous communiquait ses consignes à partir d’une inspiration intacte, souvent un simple croquis rapidement tracé à la craie sur le sol. » Au volant de sa voiture, ce 22 avril, le cœur d’André Dubreuil a définitivement lâché une partie plusieurs fois rattrapée de justesse. Une capsule temporelle, emplie des mots des membres de l’atelier, est ensevelie avec lui.
L’émotion a longtemps pesé sur le groupe, qui s’attache à honorer le carnet des commandes déjà signées. Habitués à travailler en autogestion, les compagnons se demandent bien sûr ce que sera demain. Pour l’heure, ils ont trouvé une méthode de concertation pour se répartir les missions, se partager limites et compétences, rester dans une dynamique collective et une cohésion humaine. « On ne peut pas faire ce métier tout seul. On avait tous une forte relation avec lui. J’étais pour ma part en grande demande de connaissance, avec la volonté de créer et fabriquer de A à Z, sans mélanger l’un et l’autre, pour ne pas m’empêcher de concevoir au motif que ce serait trop long à réaliser. Je fais mon dessin, puis j’oublie et je me penche sur la partie technique. On parlait souvent de ça avec André. »
Car hors de l’atelier, Ronan Caignard travaille sous sa propre signature, il patine et ponce, grave et manie l’émail dans une inspiration graphique, fort d’une « transmission non étouffante, car André nous permettait non seulement d’assimiler ses intuitions créatives et sa maîtrise technique, mais il nous laissait également la liberté de nous exprimer avec notre propre sensibilité ». Ronan est seul à avoir reçu l’art des émaux de son mentor, selon une technique très particulière.
Un concept Home Périgord pour se simplifier la vie
Ronan a déjà vendu des lampes de sa création personnelle à Peter Marino, décorateur attitré de Chanel, client de la galerie de Gladys Mougin. Autre cliente récente, une décoratrice parisienne réputée : ces professionnels contribuent à diffuser « l’esprit Dubreuil » dans des intérieurs ou des boutiques du monde entier. Une mécène, attachée au travail de Ronan, collectionne son travail depuis des années. Enfin, le jeune papa qu’il est en train de devenir est à l’origine du concept Home Périgord, une maison le plus autonome et le moins énergivore possible, cloisonnée et extensible, conçue dans une fluidité et facilité de vie… jusque dans la décoration, bien sûr. « On a déjà des clients potentiels, des personnes désireuses de s’installer en Dordogne pour lesquelles on trouverait le bon lieu, le bon environnement, en fonction de leur âge et de leurs envies. » En cours de construction à Mareuil, en partenariat avec Concept villa métal (Coulaures), la « maison témoin » illustre un choix de vie et il l’habitera bientôt avec Claire, à Mareuil, village où il travaille, proche du TGV vers Paris, et qui dispose de tout ce dont ils ont besoin … et auront bientôt besoin, comme une crèche et une école.
Parcours d’un agitateur du mobilier
Créateur de mobilier contemporain, l’artiste s’est forgé une solide renommée en domptant le métal pour le plier aux caprices de son inspiration. Tout commence à Londres, où ce jeune homme de bonne famille s’installe pour des études de dessin puis nourrit des velléités d’antiquaire. Il s’impose dans les années 1980 comme un talent incontournable de la création outre-Manche puis bien au-delà, dans un style métissé de matières et de structures, d’horizons lointains échoués sur des supports hostiles, qu’il dompte avec passion.
Il choisit en 1992 de se retirer sur les terres familiales de Chavan, un beau domaine du Mareuillais, où il a vécu et travaillé jusqu’au bout ; entre l’ancienne grange devenue sa maison, peuplée de collections qu’il a composées au fil de ses voyages, en Chine notamment, et un atelier débordant de son imagination.
La chaise Spine a fait son succès : cette star du design est plus connue que son créateur, discret Périgourdin, flamboyant Parisien… Le château où il demeurait recevait les coups de cœur de ce collectionneur esthète et érudit, alternant une vie recluse à imaginer et forger ses pièces monumentales et celle de l’ouverture aux autres, à l’ailleurs. Installé dans un ancien bâtiment viticole, l’atelier tient de la force de la forge et de la délicatesse de la céramique : il a vu naître un défilé mobilier, armoires d’acier et de cuivre alliant le marbre, commodes rebelles, tables rases, chaises musicales, émail et gravures intimement tatouées sur le corps brut du mobilier, cuivre patiné et acier galvanisé, profusion d’étincelles Ses éditions très spéciales bousculent tous les styles d’intérieur. Le métal hurlant puis brûlant atteint ici un état de grâce, mystérieux, qui ne tiédit ni refroidit jamais : l’élément solide reste comme en suspension.
Dans l’atelier, l’œuvre est personnelle, mais partagée avec les compagnons qui impriment leurs gestes en suivant la main qui les guide. De l’amateur d’antiquités éclairé au décorateur contemporain attaché au singulier, à la pièce unique, inimitable, il y a tout un univers teinté d’orientalisme et de pure intensité contemporaine, prisé des décorateurs chargés de mettre en scène les plus beaux intérieurs du monde.
Source : André Dubreuil, Poète du fer, Jean-Louis Gaillemin