Il a laissé libre cours à son inspiration après avoir écouté des témoignages et pris connaissance des documents authentiques, y trouvant quelques traits et contextes qui lui ressemblent (lire plus bas). Le Covid jetant ses périodes de confinement sur ses projets du moment, il s’est pris de passion pour la traversée du siècle de ce héros inconnu, au point de différer ses propres écritures.
Dans le tourbillon d’un roman
Tout a véritablement commencé lors d’une séance de dédicaces, avec une dame de 95 ans venue solliciter un livre de famille avec des documents, des photos, un récit. C’est dans ce cadre public qu’elle a évoqué la figure paternelle, ce personnage hors du commun.
Obtenant carte blanche, Bernard Chubilleau s’est emparé de l’histoire vraie pour la romancer, parvenant à « créer ce personnage qui a vraiment existé » : son chemin historique est bien réel, tout est exact quant à la toile de fond des événements de la Seconde Guerre mondiale, celles d’Indochine et d’Algérie. Bernard Chubilleau a aimé imaginer des situations sur la trame de cette vie bien remplie, que la famille concernée a redécouvert.
Un long compagnonnage descriptif
Le titre choisi pour ce premier roman, Les ailes de l’Envie, emprunte aux Ailes du désir de Wenders et à l’Envie appelée par Johnny, une envie de vivre qui donne des ailes. Il y est question d’un petit garçon qu’on retire de l’école où il aurait pu assouvir sa curiosité si le début du XXe siècle, malgré l’instruction publique obligatoire, n’avait condamné les petits enfants pauvres de la France rurale à l’ennui qui fut celui du petit Félix, à 8 ans, gardant les vaches dans un pré.
Mais le garçonnet s’invente des histoires, il a de l’imagination et de la volonté. Il parvient à échapper à ce destin tout tracé, une fois en vain — une fugue courageuse à 11 ans à Bordeaux — puis une autre, réussie, qui lui permet de prendre le large en 1921, embarqué comme mousse sur un paquebot ancré au Port de la Lune pour se retrouver, 15 jours plus tard… à New York, à 13 ans. Le début d’un long voyage fait d’allers-retours maritimes entre Europe et États-Unis, puis de dur travail sur les docks de Bordeaux.
Centre école de l’aéronavale
À 17 ans, Félix a l’âge d’entrer dans la Marine nationale : il revêt l’uniforme, passeport vers un avenir inespéré… il abandonnera bientôt la mer pour le bleu du ciel, via le centre d’aviation maritime d’Hourtin, puis Cuers (Var) et ses hydravions, et l’école de pilotage d’Istre. Le soutien d’un autre jeune, titulaire du certificat d’études, aidera Félix à rattraper le retard d’instruction qu’il n’a pas reçue. Il est motivé, il apprend vite, et revient à Hourtin en 1930 en qualité de pilote. Au seuil de la guerre, ce pro de la voltige est désigné moniteur pour l’école de chasse. D’épisodes historiques en séquences personnelles, on traverse la frontière espagnole avec lui en 43 pour tomber dans la case prison, rejoindre la France combattante exilée à Casablanca, assurer une mission de renseignement pour la Résistance à Marseille, puis séjourner dans Londres en ruine.
Commandant de l’aéronavale
Si on avait dit au petit garçon dans son pré qu’il voyagerait en Tunisie, à Ceylan, à Saïgon, qu’il connaîtrait un instant de grâce face à un tigre dans la jungle indochinoise, surveillerait le port d’Alger, recevrait la Légion d’Honneur, deviendrait commandant de la Royale… et tant d’autres épisodes d’une vie mouvementée, y compris sur le plan personnel, l’aurait-il cru ?
Son exploit initial vers New York augurait de sa détermination à avancer coûte que coûte, sans autre clé pour survivre que sa débrouillardise. Élevé à la dure, il a accumulé la ressource et la résistance qui lui serviront sa vie durant à se hisser au plus haut de ses rêves, par delà les accidents du travail mal soignés de ses 10 ans, porté par le cœur mis à tous ses ouvrages.
Bernard Chubilleau a certainement écrit le livre dans lequel son héros aurait aimé se raconter. Un regret : un éditeur aurait su canaliser le souffle romanesque qui survole ici une abondance de détails, déroulée sur 326 pages, équilibrer le récit et assurer l’orthodoxie typographique (l’auteur publie à sa propre maison — Cont’eau !—, il a aussi choisi d’être imprimé en proximité, par série de 100, chez Aquiprint).
• Les ailes de l’Envie, Bernard Chubilleau, 23 euros, Cont’eau
Dialogue à distance
Entre Félix Cépages (pseudo choisi au pays de la vigne) et Bernard Chubilleau, quelques jeux de miroir s’accordent à l’unisson. Entre Médoc et Dordogne, le cœur de l’auteur balance « mais il est assez grand pour aimer passionnément ces deux régions, je réalise à quel point je suis attaché aux lieux ». Les amoureux des deux se retrouveront dans les ambiances et descriptions.
Bien des lieux et des événements vous rapprochent de ceux réellement traversés par l’homme dont vous vous êtes inspiré pour écrire ce roman : vous étiez donc faits pour vous rencontrer par la magie de l’écriture ?
B. C. J’ai constaté que nous avions lui et moi, à une vingtaine d’années de différence, plusieurs points communs. Je suis né à Hourtin dans le Médoc, j’y ai passé une enfance au contact de la nature (une observation des oiseaux, des poissons, la pêche au saumon et à la lamproie du côté de Sainte-Terre qu’il décrit dans le livre, ndlr). Félix a habité à Contaut (nom que l’auteur a donné à ses Éditions, ndlr), sur cette commune d’Hourtin que je connais par cœur, dans la même maison que moi ! Et sa fille a fréquenté la même école, une école très particulière à classe unique avec des élèves de 5 ans à 12 ans, juchée sur une dune au beau milieu de la forêt de pins, sans grillage ni portail : le rêve. Le lien qu’il avait à la rivière, je l’ai éprouvé en 1972 lors d’une descente de la Dordogne en radeau entre amis, de Beaulieu à Libourne, dans ce département que j’ai d’abord aimé en vacances avant de s’y installer en 1969.
Je n’ai heureusement pas directement vécu les guerres d’Indochine et d’Algérie mais j’en garde de lointains souvenirs décalés, dans ma petite enfance. Mon père était un commando Marine, un fusilier marin que je n’ai pratiquement pas vu durant mes dix premières années. Ses rares permissions m’ont marqué. Ma mère écoutait tous les jours en direct sur Radio Télé Luxembourg (RTL) les reportages sur la guerre d’Algérie, les fameux “événements”. Le nom et surtout la voix de la journaliste politique Geneviève Tabouis résonne encore à mes oreilles, et je me souviens des lettres pleines de fautes et de dessins que j’écrivais à mon père. Mon père avait terminé la guerre de 39/45 avec les mousses de la Marine Nationale (14 ans). Il est ensuite parti en Indochine, puis en Algérie, avant de vivre en paix. Il a pris les mêmes bateaux que mon personnage et a combattu à peu près dans les mêmes endroits.
Bien des lieux nous relient, l’épisode le plus fort se situe sûrement en 1972/1973 lorsque j’ai effectué mon service militaire dans la Marine Nationale à bord de l’aviso-escorteur Amiral Charner, j’ai passé la ligne de l’équateur et le baptême du néophyte. Toujours en décalage de 20 ans avec mon héros, j’ai vécu à Lacrau, dans le Var, entre Hyères et Toulon, à côté de Cuers — cette bonne connaissance de la région lui a permis d’y suivre les aventures avec précision , ndlr — et surtout à Bordeaux, où j’ai passé mon adolescence dans les années 60. Élève de cinquième, j’ai visité avec ma classe l’huilerie dans laquelle Félix a travaillé en 1929…
Vous aussi vous avez accumulé les petits boulots…
B.C. Dès l’âge de 14/15 ans, j’ai travaillé durant les vacances scolaires d’été : serrurier, morutier, manutentionnaire de meubles. Par la suite, à 19 ans, j’ai été plombier, fromager, vendeur de pièces mécaniques pour poids lourds et enfin cheminot. Comme Félix, j’ai changé plusieurs fois de métier, dans le privé puis à la Sncf : non je n’ai pas été qu’un cheminot ! et depuis 1988, je suis collaborateur de presse à La vie du Rail, un journal privé pour lequel la SNCF m’a finalement accordé, les cinq dernières années, un peu de confort pour assurer ces deux missions en parallèle.
Oui, il y a de moi dans Félix. Mais ce premier roman m’a surtout permis de découvrir la liberté que pouvait offrir l’écriture, au-delà de ce que l’on a connu ou éprouvé soi-même.