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Geneviève Demoures, mémoire d’outre-Alzheimer

© Coll. G. Demoures
BIENTRAITANCE. La mémoire est au cœur de sa vie. Celle de la famille, avec ses secrets et ses transgressions. Celle de malades, qui s’efface cruellement. Geneviève Demoures, créatrice du Verger des Balans, établissement de référence dans les soins apportés aux patients souffrant de maladies neurodégénératives, présidente de France Alzheimer en Dordogne et vice-présidente de l'union nationale France Alzheimer, a des histoires et des combats plein la tête.

Depuis la création du Verger des Balans en 1991 à Annesse-et-Beaulieu, acte précurseur d’une véritable approche de cette maladie qui disait encore à peine son nom, jusqu’aux récentes séances de musicothérapie qui fleurissent à La Coquille ou à Plazac, Geneviève Demoures mène le combat pour la dignité des malades d’Alzheimer et autres troubles neurodégénératifs. Dans un département marqué par l’avancée en âge de sa population, les initiatives de la docteure gériatre et de ses équipes sont au profit des malades (autour de 8 000 en Dordogne) et de leurs proches : consultations mémoire pour détecter, ateliers et accueil de jour pour le suivi, aides au répit pour les aidants, sensibilisation des professions médicales comme de l’opinion publique, par exemple lors de ciné-débats. Cependant, « on vit encore dans la mise à l’écart des pathologies psychiques, dans la peur de l’autre ».

Le Verger des Balans ©Archives SBT

Engagement local et national

Sur tous les fronts, inlassablement, elle poursuit un combat d’abord professionnel puis, depuis 2017, en sa qualité de présidente de France Alzheimer en Dordogne, qui réunit 38 bénévoles très investis. Elle a donné à l’association une dimension dépassant les villes principales pour porter l’inclusion dans la ruralité et, depuis juin 2022, son implication nationale lui vaut d’être vice-présidente de l’union France Alzheimer. Elle y est engagée depuis longtemps dans des instances éthiques, aux côtés d’Emmanuel Hirsch, qui se penchent sur cette maladie et, au-delà, sur la fin de vie et la dépendance. Travaillant sur l’accompagnement en soins palliatifs, elle note que, quel que soit l’âge, « bien des gens pensent à leur sépulture ou leur testament, mais pas à leur fin de vie et à leurs directives anticipées. On accompagne pourtant des vivants, pas des mourants ! » Partout, elle s’efforce de ne jamais séparer action et réflexion, pratique et théorie, avec le souci constant de transmettre, de partager.

Lors de l’université d’été de l’espace éthique avec le Pr Hirsch © Collection G.Demoures

Si elle a souhaité s’engager au conseil d’administration national de France Alzheimer, c’est pour proposer plutôt que critiquer. L’association était dotée d’un conseil scientifique, pour une recherche clinique avec des bourses d’étude, « il manquait un conseil éthique pour poser des questions sur nos valeurs communes et réfléchir avec le professeur Gil, neurologue, ou encore le sociologue Michel Billé, auteur de La tyrannie du bienvieillir… »  Elle imagine étendre cela à d’autres structures d’aide « pour sortir d’une approche distributive et mettre la personne au centre plutôt que le service, pour éviter de garder chacun “ses bénéficiaires” et favoriser le bien commun. »

Au cœur des Ehpad post-Covid

Rencontre avec des familles dans une Ehpad © Coll. G. Demoures

La crise sanitaire a appuyé sur des points qui faisaient déjà mal dans l’accueil des personnes fragiles et dépendantes : la médecin s’attache à recueillir des témoignages directs dans des établissements publics ou associatifs, en lien avec l’ARS, pour produire une étude régionale constructive qui en dira sûrement plus long sur les conditions de vie des malades, au-delà de cet épisode. « On observe que le personnel des Ehpad, ceux qui restent en tout cas, sont toujours très mobilisés, volontaires et engagés. C’est extraordinaire et c’est un discours que l’on n’entend pas. » Tout commence avec l’écoute des témoignages, toujours avec le directeur, souvent le médecin coordinateur et l’infirmier responsable, d’autres soignants et même le cuisinier. « Ils se souviennent douloureusement de cette période. Ensuite, nous écoutons des représentants des familles qui ne reprochent rien aux équipes, mais plutôt aux injonctions paradoxales du système. »

Un constat déjà ancien

© SBT

Et elle resitue cette crise dans un contexte plus large. « Entre 1995 et 2000, quand j’étais présidente du cercle Aquitaine Alzheimer réunissant des gériatres, infirmiers, psychologues, directeurs d’établissement, etc.  — le premier à déposer un dossier commun de consultation mémoire, cela n’existait pas — nous avons produit une étude qui montrait qu’il fallait des ratios de personnel de 1 pour 1 dans ces établissements. On en est à 0,5. On le sait depuis longtemps, mais ces informations ne remontent pas. Pendant la crise Covid, on a vu beaucoup d’épidémiologistes, des urgentistes et trop peu de soignants d’Ehpad. » Une association comme France Alzheimer peut se permettre « de dire, de dénoncer, d’accompagner et de proposer ». 150 demandes sont arrivées à la consultation d’écoute et de dialogue éthique structurée autour de France Alzheimer pour la Nouvelle-Aquitaine.

Vieillesse et dépendance

Lors d’une exposition du travail des résidents, pour les 25 ans du Verger des Balans © Archives SBT

Voilà 30 ans que la médecin gériatre demande, dans les instances décisionnaires, de ne pas amalgamer grand âge et dépendance. « C’est oublier qu’Edgar Morin est vieux mais pas dépendant, de même que pas mal de sénateurs… », sourit-elle. Elle s’agace de tout voir englouti dans le mot valise de sénior, parce qu’on craint de parler de maladie évolutive. Résultat : un grand mélange des perceptions. « Ce problème de vocabulaire place les gens dans de mauvaises cases. Arrêtons de distribuer des tablettes dans les Ephad, les résidents qui s’y trouvent ne sont pas en mesure de les utiliser. On met en place des programmes pour lutter contre la perte d’autonomie en Ehpad, alors qu’on y entre justement dès lors qu’on n’est plus en mesure de rester chez soi ! C’est un choix contraint, ces personnes ont besoin de vrais soins psycho-gériatriques, avec des thérapies non médicamenteuses, une prise en charge par de vrais soignants, pas des animateurs. Il faut reconnaître leurs troubles, s’adapter à ces malades et pas l’inverse. »

Institut Alzheimer et éthique

Au château des Milandes, ce 2 octobre 2022, avec l’amiral Coldefy, président de la Société des membres de la Légion d’Honneur, ordre dans lequel elle est entré en 2013 © Coll. G. Demoures

En plus d’écouter les principaux concernés en Ehpad, Geneviève Demoures met en place des formations à l’éthique destinées aux soignants, une approche des responsabilités qui ouvre sur l’équité plutôt que l’égalité. « L’éthique, c’est remettre la personne au centre de ce qui est décidé collégialement. » Avant tout parcours ou solutions, chacun devrait pouvoir trouver un espace d’écoute. Même si beaucoup d’instituts de formation poussent à “Faire avec plutôt qu’à la place de”, le hiatus demeure « et c’est une source du malaise des soignants ».

L’institut Alzheimer dispense des contenus spécifiques, validés, élaborés avec des enseignants qui ont un une vie professionnelle au contact des malades. La spécialiste essaie de faire émerger cette proposition parmi de multiples sollicitations à la mode. « Montessori, ça sonne mieux qu’Alzheimer ! » note-t-elle. En Dordogne, l’hôpital de Saint-Astier ou encore le CCAS de Périgueux sont engagés auprès d’elle.

Charte Département aidant

La Dordogne a signé en janvier 2021 la charte Département aidant : « plus on s’occupera des malades, mieux les aidants se porteront. Un malade, c’est toute une famille à soutenir. » La proposition de mutualiser des heures pour réunir, en proximité, avec des personnes formées, des malades bénéficiant de stimulations cognitives présente le double avantage d’être plus efficace et d’apporter une reconnaissance essentielle des aides à domicile qui les accompagnent. Une halte-relais s’est ainsi mise en place à Plazac dans une salle mise à disposition par la maire… qui est aussi infirmière. « On répond vraiment à une demande dans ce milieu rural avec un lieu convivial pour accueillir le malade, avec ou sans son aidant, pour des activités encadrées par des bénévoles formés spécifiquement. »

La médecin veille à la considération due à ceux qui prennent soin des malades. « Dans une soirée, si on dit qu’on est aide-soignante en milieu rural, l’intérêt est nul. Si on dit   » Je suis spécialisée en psychogériatrie pour soigner des maladies neuro-évolutives », on reçoit un murmure d’admiration. Il s’agit pourtant de la même chose… » Question d’estime pour susciter des vocations.

Résonance familiale

Vacances en famille (nombreuse !) © Coll. G. Demoures

Un malade a besoin de ceux qui le soignent et de ceux qui l’aiment, et ce ne sont pas les mêmes, « nous travaillons ainsi sur la juste place des familles en Ehpad ». Si Geneviève Demoures veille à ce que des personnes concernées par la maladie siègent dans les conseils d’administration, c’est aussi parce qu’elle l’a éprouvée au plus près. « Touchant ma mère, elle est venue fracasser mon univers et tout ce que je savais en tant que médecin : je n’arrivais plus à faire ce que j’avais conseillé aux familles. Mes amies de l’association m’ont soutenue. »

Prise pour sa sœur ou sa mère, une collègue, en tout cas pas sa fille, la médecin a suivi les chemins émotionnels qui font de l’enfant le parent de son parent, un brouillage des ondes personnelles au plus vif de ce qui a été partagé depuis l’enfance. Un effondrement des temporalités. « Le temps des malades n’est pas celui des familles, qui n’est pas celui des soignants. »

« Ma place est là »

La souffrance des enfants devant celle de leur parent bouscule les loyautés, ravive les conflits de l’adolescence dans les fratries. Geneviève Demoures poursuit l’interrogation éthique, à tous les titres qui l’ont placée face à cette maladie. « Ma mère ne m’a jamais vraiment prise au sérieux, je n’étais pas “un vrai docteur” qui guérit les gens, plutôt une super-infirmière : alors j’ai reçu cette maladie comme un cadeau. Deux jours avant sa mort, alors qu’elle ne me reconnaissait plus depuis des mois, elle a dit à l’infirmière : c’est ma fille. » Parfois, le long chemin éprouvé ensemble parvient à cette reconnaissance, à tous les sens du mot.

Le dernier frère de la mère de Geneviève était trisomique. Étudiante à Poitiers, elle sortait en compagnie de celui qui était encore un jeune homme : cinq ans seulement la séparaient de cet oncle « différent ». La question du regard des autres l’a toujours accompagnée. © Coll. G. Demoures

« Je m’inscris dans une histoire familiale avec cette maladie : mon arrière-grand-mère et ma grand-mère en étaient atteintes. » Ce contexte a certainement guidé le choix de vie de cette femme « toujours très sensible à la différence et au regard qu’on pose sur l’autre ». Au détour d’épisodes de doutes qui ne manquent pas d’advenir au début d’une vie d’étudiante en médecine, Geneviève allait passer un moment avec une vieille dame seule, rencontrée en hospice, dans une chambre commune de 25 lits comme on n’en voit plus, en se disant « ma place est là ».

Choisir et tenir

Mariage de Geneviève et Antoine. © Coll. G. Demoures

Elle aurait pu devenir pédopsychiatre si la rencontre amoureuse avec le conférencier d’internat ne l’avait conduite au mariage et à Périgueux, où se fixait Antoine. Elle y débute un parcours en gériatrie, puis psychogériatrie à Limoges. Femme de médecin dans une ville moyenne, elle essuyait régulièrement la question du pourquoi travailler ?  « J’avais des choses à prouver, aux autres comme à moi-même, je me levais à 5h du matin pour préparer les repas de mes enfants, me consacrer à eux, et je résistais par ailleurs à des confrères qui me disaient que je n’avais “quand même pas fait dix ans d’études pour tenir la main des vieux”. Je ne faisais sûrement pas tout bien, mais il m’importait de travailler. »

Esprit de service public

Photo de famille : son mari et leurs enfants. Leur fille est infirmière à l’hôpital de La Rochelle ; l’un des fils est colonel médecin militaire (et Geneviève n’oublie pas qu’elle a défilé contre l’armée !), il travaille avec une équipe de gériatrie ; un autre est agriculteur, « dans la maison de ma grand-mère, après avoir été intermittent du spectacle ingénieur du son » ; un autre encore, après des études de géographie, est entré à l’institut Bocuse où il transmet son savoir-faire en pâtisserie. © Coll. G. Demoures

Après quatre ans d’internat, elle se sentait faite pour l’hôpital. « Mais le droit du malade n’existait alors pas. Je suis partie. C’est un regret de n’avoir pas pu exercer dans la fonction publique, il y a tant à faire. » L’esprit du service public, elle l’a cultivé dans le secteur privé, car des lits de l’établissement privé Le Verger des Balans étaient accessibles à l’aide sociale, « c’était nouveau et les actionnaires y ont adhéré ». Elle y a entretenu une liberté dans sa pratique qu’elle n’aurait peut-être pas eue en milieu hospitalier. « Ce qui compte le plus, c’est l’égalité d’accès aux soins : en cas de cancer ou d’infarctus, on est traité pareil. Avec la maladie d’Alzheimer, la question du niveau de revenus est posée… Je peux comprendre que l’hébergement ne soit pas le même, mais le soin doit être identique. »

Cette maladie abolit d’ailleurs les fonctions sociales pour aborder l’autre dans son humanité, en allant à l’essentiel. « J’ai vu un notable local s’intéresser, à chaque repas, à une dame qui avait été ouvrière : sans la proximité de cette maladie, ce monsieur n’aurait probablement jamais eu de prévenance envers elle. »

Faire sa part

Convaincue que la vie n’a de prix que si la mort a du sens, elle inscrit sa pratique comme sa vie dans une éternité, une continuité. « Ce mystère oblige à une grande humilité : la première qualité d’un médecin, c’est de savoir ce qu’il peut faire pour aider, dans la tradition du Bon samaritain. Chacun peut faire sa part, lucidement, avec conviction. Au lieu d’être contre, de bougonner, j’essaie d’être pour et de faire advenir un monde meilleur. Mon mari de même, qui se lève à 6 h quatre matins par semaine pour aider la Banque alimentaire. »

Au restaurant de l’Assemblée nationale © Coll. G. Demoures

On est souvent venu chercher Geneviève Demoures pour s’investir sur le terrain politique. « Je suis une femme libre, je ne fais aucun compromis : je ne suis pas un cadeau », sourit celle qui favorise ses responsabilités associatives, « la maladie d’Alzheimer nous rassemble, je me dois non pas d’être neutre, mais de ne pas m’encombrer d’une étiquette. »

Foi en Dieu et en l’Homme

Parce qu’elle a foi en Dieu, et en l’humanité, Geneviève Demoures a trouvé un sens aux événements de la vie, « en tout cas, je les regarde en face, ce que je ne peux changer, je l’accepte ; ce qui peut l’être, je fais en sorte d’y parvenir… Cette prière, dans ma longue histoire avec Taizé, permet d’avoir un peu de recul et d’humour plutôt que de la colère ».

Elle ne s’implique plus dans la vie de l’Église : « Je n’ai pas la vérité mais je ne peux pas accepter certaines non-positions de celle de France. » C’est une souffrance car « on ne peut pas vivre sa foi tout seul », alors elle reste reliée au groupe constitué autour de l’ancien Évêque de Poitiers, Mgr Roué, « qui donne une lecture libératrice de l’Évangile en se fondant sur le contexte historique et la transformation de cette parole ». Dans l’esprit protestant qu’elle a perçu lors de son enfance, au sud des Deux-Sèvres.

Sa grand-mère (petite fille, à droite), dont le souvenir lui est cher © Coll. G. Demoures

Héritière de la complexité

Les engagements personnels sont parfois l’héritage d’alliances complexes. « Je suis très sensible aux histoires de famille. » Avec beaucoup de non-dits, pour ce qui la concerne, « et ne pas nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, estimait Camus : il faut les dire avec bienveillance, prudemment ». Ses grands-parents paternels ne pouvaient pas être plus opposés sur l’échiquier politique des années 1930, l’un au Parti communiste et l’autre à l’Action française, en banlieue parisienne. « Cette histoire était tue, chacun ayant été mis à la porte par sa famille. » Leur descendante, rebelle assumée, cultive une certaine capacité au “en même temps”, au conciliable, au dialogue en situation pacifiée.

Tout cela s’est éclairé la quarantaine venue, avec une formation de systémie, quatre ans de thérapie familiale sur le thème “changer soi-même pour aider les autres à changer”.

Et aujourd’hui, dans un remaniement constant de la mémoire — toujours elle—, Geneviève Demoures fait en sorte que « vieillir revienne à réécrire l’histoire de sa vie pour la rendre plus acceptable à ses propres yeux. »

Avec les animateurs engagés au sein de l’Amicale et de France Alzheimer © SBT

Ping-pong contre la maladie

La Ville de Coulounieix-Chamiers met à disposition gracieusement la salle Pierre-Pousse du stade Pareau pour la mise en œuvre des conventions signées entre France Alzheimer, France Parkinson et la section tennis de table de l’Amicale Laïque de Coulounieix, dans le cadre de programmes nationaux élaborés par la fédération française de tennis de table et l’Union nationale France Alzheimer. Ce partenariat va favoriser la pratique du tennis de table pour les personnes atteintes de maladies neurodégénératives : les neurologues considèrent en effet que cette activité contribue à ralentir l’évolution de la maladie d’Alzheimer et de Parkinson.

Lors de la signature d’une convention avec l’amicale laïque et la Ville de Coulounieix-Chamiers © SBT

Des séances sont spécialement ouvertes aux couples aidant/aidé le mercredi matin
de 10h à 12h (hors vacances scolaires), encadrées par un référent titulaire d’une
formation fédérale sport-santé. Cette pratique sportive douce, en plus de ses vertus de socialisation, entretient les fonctions cognitives en stimulant l’attention et la coordination.

Depuis novembre 2020, la commune est signataire de la charte Ville aidante Alzheimer pour favoriser l’inclusion des personnes atteintes de cette maladie et apparentées.