Il faut dire que la réalité qui sert de toile de fond au récit dépasse la fiction : si ce village des environs de Brive ne s’était appelé Nazareth, il est assez peu probable que le baron de Rothschild eut l’idée d’y établir un kibboutz, construit à la sueur de jeunes réfugiés fuyant le nazisme en Allemagne… et bientôt rattrapés par les persécutions réservées à tous ceux qui partagent leurs origines juives. L’auteur nous attache au parcours douloureux de ces post-adolescents déracinés (Turc, Roumain, Tchèque…), portés par un idéal et emplis de courage, certains de n’être que de passage dans cette campagne avant de rejoindre la Terre promise, mais soucieux de se faire une place au milieu de leurs si peu semblables. Leur organisation collectiviste apparait comme une tache rouge dans un paysage politique gris, qui glissera bientôt du Front populaire vers une autre guerre.
Quand ils arrivent, 14-18 marque encore les esprits, leur accent passe aussi mal que leur mode de vie : que peuvent donc faire ces “boches” à part de l’espionnage au profit de l’Allemagne ? L’ardeur mise à l’ouvrage et le soutien de quelques mains tendues autour du maire finiront par rallier, dans le village et alentours, des cœurs moins arides que meurtris par les deuils de la Grande Guerre.
Mais l’Histoire en marche va rattraper le kibboutz Machar : Sarah, David, Mordechaï, Magda, Jean-Pierre et les autres vont devoir confronter leurs rêves à la sinistre réalité. On tremble souvent pour eux : Yohann découvrant dès 1934 les contours de la solution finale, puis plongé dans le nœud de vipères de la nuit des Longs couteaux, à deux pas d’Hitler : « si seulement j’avais une arme ! et si c’était le cas, oserais-je faire feu ? ». On sourit aussi : l’épisode de la découverte des “cagadous”, les toilettes locales, par des jeunes filles… qui en verront d’autres ; ou encore la diabolique tentation que représentent ces belles travailleuses en short, pointée en chaire par le curé. On aime les vraies romances chez ces jeunes, comme les mariages blancs qui leur ouvrent les portes de la Palestine ; mais aussi la condition féminine observée d’un point de vue plus égalitaire, l’approche de la spiritualité juive, l’aventure imbriquée de ce coin de Corrèze dans le reste du monde, jamais perdu de vue. Quand le kibboutz ferme ses portes, en avril 1935, les destinés se dispersent entre le Moyen-Orient, les dernières lueurs de paix puis la drôle de guerre.
De l’aventure locale au conflit mondial
Parce qu’il faut des transgressions pour forger une histoire, comme il faut des résistants pour bousculer une collaboration, Frédéric, fils saint-cyrien du préfet pétainiste futur chef de la milice, s’attachera comme par défi à la belle Sarah, rebelle échappant à l’étoile jaune : leur vie à Sarlat cache à peine leurs activités clandestines.
Jean-Luc Aubarbier sait, comme toujours (Les Démons de sœur Philomène, Le Chevalier du Soleil…), tisser habilement une fiction attachante sur une trame historique impeccable. Il nous promène dans les couloirs du passé en bonne compagnie (on croise les figures d’Edmond Michelet, André Malraux, Renaud de Jouvenel …), d’une plume précise et vive, il alterne les points de vue dans le récit, courrier administratif du préfet, échanges de nouvelles entre les amis, articles de presse. D’un ouvrage à l’autre, des fils se croisent et relient des passés communs, on retrouve la collusion entre les nazis et le grand mufti de Jérusalem qui fondait l’intrigue du Chemin de Jérusalem (2007).
La trajectoire imaginaire des kibboutznikim de Corrèze s’entrelace avec le cours d’une histoire qui les dépasse, les secoue et les révèle dans une époque fidèlement campée, avec quelques salauds bien nommés — Auguste Villain —, des traîtres intéressés (piégés et liquidés), des héros sacrifiés et des anonymes sans histoire capables du meilleur, comme les petites mains patriotes qui tricotent des Nénette et Rintintin, en contrepoint des temps forts du maquis.
Et comme tout est loin de bien se terminer dans les guerres, il faut aller au bout du livre pour que s’évanouissent les dernières illusions et que Justice plutôt que vengeance soit faite. La postface se déguste en prime, ajoutant à la force (et au tour de force) de ce roman.
• Un kibboutz en Corrèze, Jean-Luc Aubarbier, Presses de la Cité (Terres de France), 470 pages, 21 euros.
Un kibboutz dans le Périgord d’après-guerre
Dans Un kibboutz dans un château (1950-1952), article publié dans la revue des Archives départementales Mémoire de la Dordogne n°28 (décembre 2017), Marie Garreau retrace l’épisode de ferme-école au château de Roc (ou Roc Chautru), au Change, sous la tutelle d’un mouvement sioniste. Même dans l’après-guerre encore marqué par l’holocauste, l’installation de cette structure collectiviste suscita la méfiance des autorités. 250 jeunes s’y sont formés à l’agriculture et à l’hébreu avant de tenter une intégration en Israël.