Changer de métier, changer de pays, changer de vie, Anne-Sophie Nival l’a déjà fait plusieurs fois, avec un conjoint d’accord pour l’aventure qui la conduisait, elle, à Moscou ; et elle partante, ensuite, pour accompagner sa carrière à lui, à Varsovie.
Sa curiosité tous azimuts a orienté cette Bretonne vers des études de sociologie et, dans le sillage des années pub, vers la communication et le marketing. Pour son premier emploi, elle crée le poste de “com” du Crous de Lille. Ce début de parcours dans l’institutionnel public ne pouvait que lui donner des ailes pour d’autres découvertes, la trentaine venue : son intérêt pour la mode et le savoir-faire français la conduit à reprendre des études à Esmod (Paris) pour se donner les moyens de décrocher un passeport vers cet univers. Elle aura la chance de côtoyer Francesco Smalto dans l’atelier où quarante petites mains fabriquaient encore les costumes à la main ; ou encore d’observer la confection des fameuses chaussures tressées chez Stephane Kélian.
La femme qui tombe à pic
C’est au détour d’un risque de routine qu’un cabinet de recrutement lui déroule un tapis rouge vers Moscou, à la direction des produits textiles pour Auchan Russie. Elle y apportera sa connaissance du secteur de la mode, des tendances, du merchandising. « Personne du groupe ne voulait aller là-bas. Pour moi, c’était un super projet professionnel, un changement de métier : diriger les collections, le style, la partie artistique, tout ce qui se trouve en amont des achats. » Une page blanche à remplir, avec des équipes à trouver. Et ses deux jeunes enfants à élever sur fond de dépaysement très actif. « Nous avions vendu notre appartement pour nous installer avec la volonté de vivre dans cette ville, d’y habiter vraiment, pas d’y séjourner comme certains “expats”. Une attitude qui facilite l’intégration. » Son mari trouve rapidement un emploi, elle travaille sur deux collections… avant de décrocher : « Moscou est une ville énergisante, la vie y est intense, passionnante. Je voyais la ville changer chaque jour sous mes yeux, dans un spectacle sans fin. J’ai démissionné avec optimisme car tout y est possible ».
Une terre inconnue en transformation permanente
Les détaillants russes ne s’intéressent finalement pas à son profil, dans un contexte de crise financière soudaine. Elle crée alors sa propre structure en revenant à ses premières amours : le savoir-faire français. Qui ne manque pas de séduire à l’étranger. La vitrine qu’elle imagine croise l’ambition de l’ambassade de marquer le 14 juillet hors les murs. Le directeur de l’Institut français l’accompagne dans ce projet : elle a carte blanche et organise un marché de créateurs, avec expo d’artistes français liés à la Russie. 5 000 personnes se pressent dès la première édition, 25 000 affluent à la cinquième ; une quinzaine d’artisans au début, 70 ensuite… Ce festival a entraîné pour elle d’autres événements, la coordination d’une exposition à la Biennale de Venise pour un grand artiste russe, un lien avec le salon parisien “Maison&Objet”… et, au bout de sept ans, l’arrêt de cette dynamique : son mari est promu en Pologne et, cette fois, c’est elle qui le suit.
La photo, une révélation
Durant le temps suspendu entre la fin de cette période et le début de la suivante, elle prépare la transmission de sa structure à sa chef de projet et relâche la pression en apprenant autre chose. Le hasard veut que ce soit la photo, avec un professionnel russe très repéré. « Ce n’était vraiment pas mon univers, j’étais bloquée par la technique… Et j’ai eu un déclic, c’est vraiment le mot. J’avais Moscou sous les yeux, par où saisir cette matière ? » Avec ce prof à la russe comme on l’imagine, sérieux, exigeant, Anne-Sophie se prend au jeu. « J’ai ressenti une véritable affinité. C’est devenu intuitif, avec une sensibilité née d’un travail d’introspection. Je ne faisais pas les mêmes photos que les autres stagiaires : il faut assumer cette différence et accepter le passage vers la possibilité d’indiquer ce métier sur sa carte de visite. »
La bascule se fait véritablement à Varsovie, une ville qu’Anne-Sophie découvre avec un œil plus exercé, toujours curieux. « Contrairement à Moscou, ville flamboyante qui se donne à voir, Varsovie cache sa beauté derrière les portes, dans les arrière-cours, c’est ce que j’ai découvert en partant me perdre, sans plan, dans les quartiers. J’en ai fait une spécialité. »
Touche à tout talentueuse
Dans le vieux quartier qui a résisté à la guerre, elle se met en quête d’une beauté que personne ne veut plus voir. Elle découvre une ambiance, des matières, des cages d’escaliers, des portes, des rais de lumière : cette série donne un coup de projecteur à des lieux oubliés, à travers des détails ou des perspectives indédites. Le regard des autres sur sa démarche artistique la pousse à montrer et vendre ses photos, et des commandes de reportages arrivent. « Tout s’est enchaîné et j’ai osé me présenter comme photographe ». Cette rupture de cursus s’accompagne de l’animation partagée d’un blog de valorisation de l’artisanat polonais, avec deux autres françaises aux talents complémentaires. Cette passion commune leur permet de s’intégrer au quotidien du pays et d’approcher une nouvelle génération d’artisans talentueux méconnus, capables d’allier les gestes traditionnels au design contemporain.
Les trois blogueuses décident alors de scénographier leurs 25 coups de cœur lors d’une vente destinée aux expatriés… au-delà des 5 000 Français, une importante communauté anglo-saxonne apprécie le concept et, surprise, les Polonais découvrent aussi leurs artisans. Anne-Sophie reprend ses bons réflexes de communicante et se fait plaisir sur ce projet, réalisé juste avant la crise Covid.
Souvenirs de vacances
Ici survient la fin du contrat pour son mari et le retour vers la France. Partis de Paris dix ans avant, ils n’éprouvent pas l’envie d’y retourner et saisissent plutôt une occasion : la quête de la maison de famille que réclament leurs enfants après cette vie d’expatriation. Le souvenir récent de vacances en Périgord y avait déjà guidé leurs recherches. « On avait adoré. Des amis nous ont aussi beaucoup parlé de leur résidence à Fleurac. Notre point de chute s’est précisé… » Comme une évidence, le couple a d’abord cherché dans la vallée de la Vézère, mais c’est près de celle de la Dordogne qu’ils ont eu le coup de cœur. Dans ce saut vers l’inconnu, propice à marquer une pause, ce qui devait être une maison de vacances devient leur nouveau point d’ancrage.
Le choix du Périgord
La curiosité est une qualité partagée avec son mari, une constante familiale : l’envie de découvrir cette nouvelle terre « où la vie est douce » les anime pour un temps certain. Arrivée en août, Anne-Sophie prend aussitôt le pouls des environs, s’associe dès septembre au festival lire en bastide. « Je découvre un département qui n’est pas seulement fait pour les touristes : il se passe plein de choses, tout le temps, il y a une vraie vie et ça ne se sait pas assez. » Que va-t-elle photographier ici ? Elle se surprend à immortaliser des fragments de nature, un nouveau champ d’admiration. « Pour moi, le fil conducteur reste plutôt les lieux cachés, chargés d’histoire… Au fil des visites de près de 80 maisons pour nous fixer, je me suis sentie attirée par des objets, des pièces oubliées. »
Intérieurs révélés : un récit en images
L’attraction vers cette esthétique lui permet de redonner vie à des intérieurs, dans une démarche tout autre qu’à Varsovie, pour capter l’atmosphère de maisons de famille. « Je l’ai fait dernièrement pour des amis, en Isère, pour une maison chargée d’histoire. » Un récit photographique fort en émotion pour ceux qui l’ont reçu. Elle aimerait répliquer cette expérience ici, et pas forcément dans des châteaux ou des chartreuses, juste des intérieurs qui ont une mémoire à apprivoiser. « Accepter mon regard sur un univers demande une certaine confiance : je ne connais pas le résultat à l’avance ! » Son attachement aux savoir-faire et aux productions de qualité, aux gestes de l’artisanat, devrait aussi trouver à fixer bien des talents en Périgord, dans les métiers d’art notamment.
Ces horizons possibles sont en cohérence avec son répertoire de photos pour Hans Lucas, l’agence qui l’a sélectionnée pour des photoreportages lorsqu’elle était en Pologne, à laquelle elle préfère proposer des illustrations et des portraits. Elle retrouve en Périgord un autre talent associé à cette même communauté photographique, Loïc Mazalrey. Et au Buisson, elle pourra aussi échanger avec un photographe qui a choisi la commune, Thierry Le Fouillé : de ces regards croisés sur une terre féconde pourraient naître des visions surprenantes pour les Périgourdins eux-mêmes. Sur cette parcelle précise où la main de l’homme a gravé, il y a 30 000 ans, un bestiaire qui anime encore notre imaginaire.
• La photographe est à retrouver dans le dernier numéro de Secrets de Pays.