La mémoire, c’était le passeport de Gérard pour exercer son talent et son art. Le comédien doit désormais composer avec une partenaire qui s’est imposée : la maladie d’Alzheimer. Elle prend peu à peu toute la place dans les scènes de vie qu’il partage avec Marie, son aimante, son aidante.
Tourné en avril 2022 à Paris, ce documentaire de 35 mn témoigne d’un quotidien qui a, bien sûr, évolué depuis. La maladie a fait son œuvre mais le combat se poursuit, nul ne baisse les armes. Le monde médical n’y est volontairement pas montré, on l’imagine pourtant bien présent. On plonge dans les plannings qu’on croise pour ne pas se perdre, les mots laissés ici et là comme les cailloux du Petit Poucet quand toute exploration du dehors prend des contours d’aventure extrême, le cercle de proches qui passent « par hasard » ou « à l’improviste » pour s’assurer que Gérard ne manque de rien et l’arrêtent quand il s’apprête à boire le énième café qu’il a oublié avoir déjà bu.
L’intime et l’estime
Un public sensible, pour beaucoup concernés par cette maladie et bénévoles de l’association, a partagé par ce samedi après-midi pluvieux la Tendre Mémoire filmée par Yoni Nahum pour France Alzheimer * (meilleure œuvre institutionnelle 2023 par la Société civile des auteurs multimédia). Une approche tout en pudeur de l’intime, la force d’un couple uni hier comme aujourd’hui dans ce qu’il a été et ce qu’il devient, car ce qui arrive à Gérard bouscule aussi le quotidien de Marie. Elle poursuit son métier d’enseignante tout en s’adaptant aux défaillances de Gérard, en calant les moments de respiration de son agenda sur celui qu’elle continue de remplir pour lui, pour ne pas le laisser seul : invitation de fidèles amis, après-midi de ping-pong à Levallois pour stimuler les réflexes **, ligne de portable ouverte en permanence pour composer avec des questions en cascade. « Je ne suis pas toujours calme comme dans le film, je m’agace aussi, je suis en colère, je n’en peux plus…» Marie a dû, depuis, réduire son temps de travail pour être plus disponible pour Gérard, qui ressent des troubles de la mémoire depuis 2017 et a été diagnostiqué en 2021. « Au départ, je n’avais pas envie de ce film… »
Rien de ce qui est humain…
Yoni a su tisser un lien et susciter la rencontre pour s’adapter, trouver sa place dans les coulisses du drame qui se joue entre ce couple et la maladie, témoin privilégié qui nous les rend si proches. Il a poli son regard sur eux. « On croit que la maladie enferme mais Gérard montre, poétiquement et existentiellement parlant, par sa liberté, qu’elle permet de s’élever ailleurs, autre part. Quand il prend la parole, on pense d’abord à un hors sujet et, finalement, il cristallise les choses : chaque moment est unique. » Neuf jours de tournage, en respectant le rythme et l’énergie de Gérard, en immersion effacée à ses côtés (avec pourtant quatre personnes dont deux cadreurs), puis deux mois de montage signent cet embarquement dans l’inconnu d’une maladie si différente à chaque cas.
Comédie dramatique
Gérard avait-il, face à la caméra, l’impression de jouer comme le comédien qu’il fut ? « Je livrais au plus juste de ce que j’étais, tente-t-il de répondre, mais j’avais la volonté d’emmener des personnes qui faisaient partie de la compagnie ; j’aimerais qu’on arrive à se comprendre très simplement, au-delà des mots. »
Cette perceptible détresse de l’un, étranger à sa propre vie, et de l’autre, devenue rempart malgré elle, respire l’amour à l’état pur. Tant de couples se forgent et s’abîment dans la contrainte et un contrôle mutuel constant quand celui-ci, qui évoluait dans le partage et le respect, ne ressent que plus douloureusement les limites imposées par la perte d’autonomie (l’obligation de fermer l’appartement à clé pour qu’il ne sorte pas seul en pyjama, comme cela s’est produit par une nuit glaciale). « Quand la liberté devient mise en danger, il faut bien trouver un équilibre. Le portable me permet de géolocaliser Gérard et de le guider à distance. » La question de la confiance, en lui et en elle, se pose quand il part au-dehors (ce qu’il ne fait plus seul désormais) ; on mesure ce que cela suppose de charge mentale, de questions, de suppositions, de tour complet d’hypothèses et de « si ». « C’est un gros travail sur la peur, et cette maladie fait aussi peur à la société. Le diagnostic arrive comme un tsunami : comment faire ? On trouve des solutions au jour le jour. Gérard m’aide à dépasser cette peur : si on n’y arrive pas, elle va nous manger. »
De la complexification technologique à titre de comparaison
Gérard a peur aussi. « Ma mémoire est juste par moment, et brusquement elle me quitte. » Sa pratique du théâtre lui donne l’espoir qu’elle fonctionne encore, il évoque le mélange des mots, des verbes, des sujets ; « je pourrais un jour tourner le dos à cette salle, ce qu’on fait ensemble peut nous faire explouser » (joli télescopage d’exploser et épouser…) Il poursuit ; les mots se percutent, s’entrechoquent et, finalement, s’ajustent au plus tranchant de nos cœurs : « Il n’y a pas grand chose dans la tête mais ça nous enveloppe. C’est de la tendresse, de l’humour, de l’amour. » Un besoin de fraternité.
Confusion des sentiments, des lieux, de cette salle de cinéma qui devient, face au public, une salle de théâtre comme il les a connues depuis la scène. Gérard se perd et se retrouve. Dans l’assistance, un homme se reconnaît en lui, déconnecté d’un réel passager, quand les machines de nouvelle génération s’obstinent à ne pas vouloir fonctionner avec des manipulations d’autrefois ou des logiques inappropriées… L’absence de réponse à nos commandements est une expérience décalée qui nous permet sûrement de mesurer les incompréhensions de Gérard. « Je me sens un Gérard tous les jours dans certaines situations, avec un ordinateur, un tableau de bord de voiture : la société fait de nous des inadaptés », conclut ce spectateur.
Tendre Mémoire : Verbatim
« Ne plus maîtriser, ne plus avoir les mots qui viennent… J’essaie de trouver les astuces possibles pour contourner la maladie, je fais fonctionner la gomme. Je sais que je ne gagnerai pas. Alzheimer est là. (…) Tu veux être malin mais assez vite, tu te fais dépasser. »
« Je peux sortir des histoires de mon enfance mais, très vite, je me rends compte que ça m’était déjà revenu, un mois, six mois avant, la veille… Y’a des neurones qui sont en train de fondre, de se mélanger, y’a une panne. »
« Ce n’est que le début et je sais que ça va s’empirer. Je vivais avec une mémoire très bien foutue, elle est partie. De temps en temps, un petit truc revient. Il me manque un bout de moi. »
« J’ai plus la même mémoire qu’avant, elle m’envahit chaque fois que je me rends compte qu’il me manque quelque chose. Tu vas avoir des absences, sans le vouloir, tu sais que ce que tu vas dire sera dans une phrase qui ne finira pas… tu te retrouves en suspension. »
* Le producteur et le réalisateur, qui travaillent régulièrement ensemble pour des clips, des fictions ou d’autres documentaires (sur la famille, l’écologie…), circulent partout où on les invite… avec Gérard et Marie tant qu’ils peuvent encore se déplacer pour partager ces moments uniques.
** Dans la salle, le président de la section ping-pong de l’amicale laïque de Coulounieix-Chamiers rappelle le partenariat qui l’unit à France Alzheimer Dordogne pour l’accueil de malades d’Alzheimer et de Parkinson car ce sport contribue à ralentir l’évolution grâce à la concentration tout en offrant une activité physique en lien avec d’autres personnes. « J’ai appris les bienfaits du tennis de table pour les patients et ce que ces séances dédiées pouvaient apporter, ils passent de bons moments et repoussent cette maladie.»
Quelle mémoire ?
À la question, « On a l’impression que cette maladie touche d’abord l’ordinaire du quotidien, le prosaïque : y a-t-il plusieurs mémoire ? », Geneviève Demoures répond : la mémoire immédiate est touchée en premier, mais il existe la mémoire de travail, procédurale, épisodique (reconnaissance), des souvenirs (ancienne) « et ce qui reste intact jusqu’au bout de la vie, c’est la mémoire émotionnelle, l’intelligence affective, la mémoire du cœur qui, même si la personne mélange la sœur, la fille, la voisine, désigne celle qui compte et fait du bien. On n’a pas accès à ce qui se passe dans ce cerveau : ce qu’elle ne peut mettre en mots, elle le met en scène. Tout a du sens, mais nous ne sommes pas en capacité de comprendre ce qui fait référence à cette intelligence émotionnelle qui remonte à l’enfance.» Et Marie ajoute que cette mémoire-là a tendance a augmenter, comme les autres sens viennent compenser celui qu’on a perdu.
Des groupes en soutien
Ce qui est compliqué pour nous l’est d’autant plus pour Gérard : dans la quête de solutions pour faciliter son quotidien, les groupes de parole de France Alzheimer entre aidants sont précieux à Marie. Geneviève Demoures signale que des groupes Vivre avec la maladie (Éducation thérapeutique), développés à travers la Dordogne, permettent à des personnes touchées par des difficultés de mémoire de se retrouver et d’échanger pour imaginer ensemble leur situation.