Marc Levy est un lecteur assez assidu de Michel de Montaigne, assez pour venir présenter son dernier ouvrage au pied de la tour où il écrivait…

M.L. : Comme tout le monde, j’ai étudié Montaigne à l’école. Mais quand j’étais lycéen, si on m’avait dit « un jour tu iras parler de ta prose chez le grand Michel de Montaigne », jamais je ne l’aurais cru. Pourtant, cela me fait l’effet d’une évidence, ces ponts que l’on crée grâce aux livres qui ont une force, un pouvoir qui nous dépassent. C’est le sujet de mon dernier livre, “La librairie des livres interdits” : pourquoi toutes les dictatures craignent les écrits, organisent des autodafés pour les détruire ? Plutôt que de parler de censure, je m’intéresse à son antidote, les livres. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’une série télévisée sur l’adolescence en souffrance. On sait aussi que depuis le Covid beaucoup souffrent de troubles psychiatriques, mais ce dont on ne parle pas assez, c’est de la littérature comme un remède à la solitude et à la dépression. Dès mon enfance, mon père, Raymond Levy, qui avait connu les rafles des nazis et a été un grand résistant, m’a donné à penser cela : au fond, à quoi servent les livres ? Pourquoi font-ils si peur aux tyrans ? Regardez, Montaigne lui-même était redouté des obscurantistes de son époque.
Mitch, le personnage principal de son dernier livre, va mener une action de résistance à partir des livres interdits qu’il découvre dans sa librairie… un hommage aux résistants et à toutes les résistances.

M.L. : Chaque fois que s’installe une autocratie ou une dictature, elle commence par provoquer à la fois l’indignation et la suffocation. Voyez Trump et ses premiers mois à la Maison Blanche. Le courage commence par ne pas accepter l’inacceptable. En fait, c’est un ensemble de petits actes de bravoure qui crée la résistance. Chacun de nous peut s’en emparer. Parler à quelqu’un de profondément différent de soi, un clochard par exemple, c’est déjà résister à l’injustice sociale, à la banalisation du mal, de l’exclusion. Je crois beaucoup à cette résistance du quotidien, chacun a le pouvoir d’agir. Mais il suffit d’un moment d’oubli et d’abandon pour perdre l’humanité qui nous a été confiée en partage. Pour revenir à mon livre, l’idée m’en est venue il y a environ deux ans quand un gouverneur de Floride, prétextant la protection infantile, a voulu faire interdire des livres dans les bibliothèques publiques. En même temps, la Floride refusait de légiférer sur le port d’armes. Pour certains Américains, les armes sont donc moins dangereuses que les livres. Cela m’a donné un sentiment de pouvoir et j’ai voulu écrire sur ça.
« À quoi servent les livres ? Pourquoi font-ils si peur aux tyrans ? Regardez, Montaigne lui-même était redouté des obscurantistes de son époque. »

Ce pouvoir des livres est l’une des raisons de sa constance à écrire et publier… Rappelons que “La librairie des livres interdits” est son 26e titre et que, depuis son premier livre, “Et si c’était vrai”, publié en 2000, il a vendu plus de 50 millions d’exemplaires.
M.L. : Écrire est un remède à la pudeur. C’est vrai pour toutes les formes artistiques, il s’agit, à travers son art particulier, d’arriver à dire quelque chose par des moyens détournés que vous ne sauriez pas dire simplement. J’écris parce que je ne sais pas faire autrement et, comme je ne sais pas faire semblant, et bien je m’exprime par mon écriture. J’aime beaucoup ce dessin de Sempé où l’on voit un vieux Monsieur avec un marteau et un bloc de pierre et un petit garçon qui le regarde. Le dessin d’après, les mêmes personnages avec une sculpture de cheval à la place du bloc et l’enfant dit au vieux sculpteur : « mais comment tu savais que le cheval était dedans ? » Eh bien, c’est ça l’écriture : créer des personnages qui vont entrer dans votre vie, et ne plus en sortir, sans que vous le sachiez. Un peu comme dans la vie, en fait, quand vous faites une rencontre marquante.
« Je crois beaucoup à cette résistance du quotidien, chacun a le pouvoir d’agir. Mais il suffit d’un moment d’oubli et d’abandon pour perdre l’humanité qui nous a été confiée en partage. »
La question est posée de la puissance des livres : est-elle supérieure à celle des films ?

M.L. : Je ne dirais pas les choses comme cela. C’est en voyant à 6 ans “Pain et chocolat” (film italien de 1974 sur les migrants, NDLR) que j’ai décidé de rentrer à la Croix-Rouge à 18 ans (il y est resté 6 ans, NDLR). En fait, la puissance, ce sont les personnages et leurs histoires qui la donnent au support, film ou livre. C’est pourquoi je trouve qu’un livre a le mérite de laisser la capacité d’imaginer ce personnage, cette histoire, quand le film impose un visage, une voix. Souvent d’ailleurs, on est déçu par la transposition cinématographique d’un livre. Remarquez que la littérature est le seul art que l’on ne partage pas. Autant on aime regarder un film dans une salle de cinéma, écouter de la musique dans un concert, autant on est seul quand on lit. Même dans une bibliothèque, si on vient vous lire votre livre par dessus votre épaule, vous serez dérangé. Lire, c’est entretenir avec soi et son imaginaire un rapport d’intimité très particulier.
« Bientôt, nous aurons droit au label “écrit par un être humain”, nous voilà sauvés ! »
À l’heure de l’intelligence artificielle, on peut imaginer que celle-ci supplée un jour l’écrivain, de quoi éprouver une certaine crainte…

M.L. : Tant qu’elle reste artificielle, elle ne me fait pas peur. Si un jour, elle est douée d’émotions, alors oui, là elle sera effrayante. Mais pour l’instant, nous, les écrivains, au contraire d’autres professions, nous sommes tranquilles car l’écriture n’est pas un algorithme. Je suis peut-être trop optimiste, mais je vois mal l’IA exceller dans l’écriture d’un polar et vous faire frissonner à la façon de Stephen King. J’imagine mal l’IA décrire la société américaine avec la perfection d’un John Steinbeck. Et puis bientôt, nous aurons droit au label “écrit par un être humain”, nous voilà sauvés ! Je suis foncièrement optimiste, je crois en l’humanité qui se tire toujours d’affaire. L’histoire le prouve, les tyrannies, on peut les subir pendant un siècle, mais elles ont toujours une durée de vie limitée. Le bon côté de l’homme prend le dessus. Je suis comme notre hôte, je crois fondamentalement que l’homme est bon. Si le peuple de Goethe a pu céder aux sirènes des nazis, il est aujourd’hui notre allié. En 1940, personne n’aurait imaginé que les Allemands seraient un jour les grands amis de la France.
* “La librairie des livres interdits” a été publié en 2024 aux éditions Robert Laffont, 343 pages, 21,90 euros.
“Montaigne à livre ouvert”

« Le château et la tour de Montaigne sont les endroits rêvés pour y organiser des conférences. » C’est forte de cette intuition que Sahra Boureni, la directrice du château de Montaigne, à Saint-Michel-de-Montaigne, a décidé d’ouvrir le site à des écrivains de renom. Marc Levy est le premier à intervenir dans le cadre d’une opération culturelle nommée “Montaigne à livre ouvert”.
Si la directrice ne veut pas vendre la peau de l’ours, elle annonce que d’autres écrivains très renommés sont d’ores et déjà prévus sur le site en juillet et pour les Journées européennes du patrimoine. « Faire venir Marc Levy n’a pas été compliqué dans ce site prestigieux, il rêvait d’y faire une conférence », poursuit la directrice. Un amie de Marc Levy, qui avait été subjuguée par le site qu’elle visitait l’été dernier, a fait lien et l’opération a été ainsi lancée. Pas moins de 150 personnes étaient présentes dans la cour du château, au pied de la tour, pour écouter l’écrivain à succès. Une longue séance de dédicaces et une dégustation des vins du château, qui est aussi un domaine viticole, ont clôturé la soirée.