C’était un temps, bien avant les smartphones, où les artisans photographes étaient les témoins de tous les événements de la vie locale. Dans les années 1930, quand Robert Bondier s’était installé dans la boutique d’optique de la place du Marché de Bergerac, il affichait chaque jour en vitrine les images prises sur le terrain. Avec son frère Léon, il travaillait pour la presse locale, les institutions et pour sa petite entreprise. « Les reportages concernaient les événements, les sports, la vie politique et religieuse… Les habitants achetaient souvent des photos où ils figuraient», explique Michel Lecat, le petit-fils de ce photographe historique. « Le tribunal faisait aussi appel à lui pour des photos judiciaires. Et ils faisaient évidemment aussi des mariages et même des photos de gens sur leur lit de mort ! »
Un fonds inépuisable
Dans le grenier familial, des milliers de photos ont été soigneusement conservées et surtout « bien consignées dans des registres avec dates et sujets », rappelle Michel Lecat, ce qui constitue de précieux témoignages de près d’un demi-siècle de vie bergeracoise. C’est lui qui a pris la suite de la boutique familiale en 1975, mais en ne conservant rapidement que l’activité d’opticien, jusqu’à sa retraite en 2014. Mais il connaissait les trésors d’images accumulées dans des cartons. « J’ai commencé à m’y intéresser dans les années 2000 avec l’aide de ma mère, Michèle Bondier.» Près de 150 000 clichés constituant le fonds Bondier-Lecat racontent la vie en Bergeracois. Ils sont stockés dans des boîtes qui remplissent les murs d’un local de la rue des Recollets et, bien sûr, dans de nombreuses mémoires numériques.
Des histoires oubliées en Bergeracois
« À force de collecter, de classer, de numériser et de découvrir des événements sur ces photos, moi qui n’étais pas historien, je me suis pris au jeu en effectuant des recherches », explique Michel Lecat. Des passionnés l’ont rejoint pour constituer l’Association patrimoine photographique en Bergeracois. Auprès d’historiens, il a découvert des histoires oubliées comme celles du camp de prisonniers soviétiques à Creysse, documenté par Hervé Dupuy, ou des travailleurs forcés indochinois à la poudrerie de Bergerac et aux Eyzies, sur lesquels Pierre Daum poursuit un très gros travail. Deux sujets superbement illustrés par les archives de la galerie Bondier-Lecat pour des publications et des expositions.
Une publication dans la revue Secrets de pays de Jacky Tronel, puis le livre “Le drapeau rouge flotte à Bergerac” ont révélé la présence en 1945 de ces 1550 prisonniers libérés d’Allemagne, installés plusieurs mois ici en attendant de pouvoir revenir dans leur pays.
Plus de 500 000 clichés
L’histoire des travailleurs des colonies d’Indochine amenés lors des deux guerres mondiales pour fabriquer de l’armement avait été documentée à partir de nombreux portraits que ces exilés envoyaient à leurs familles restées au pays. Ces photos d’ouvriers endimanchés étaient alors réalisées par le studio Bondier ! Les fresques qu’ils ont réalisées sur les plafonds de bâtiments de la poudrerie constituent un autre témoignage encore présent. En 2025, des expositions et un livre vont aller plus loin dans la révélation de toute cette histoire (lire plus loin).
Bien d’autres fonds photographiques du Bergeracois continuent d’être réunis au fil des années par l’association. Ils constituent désormais une collection plus de 500 000 clichés. Près de 100 000 sont déjà numérisés, dont plus de la moitié visibles sur le site internet créé en 2007. « Le but du jeu est de rendre ces images publiques, notamment pour les chercheurs et pour des activités non lucratives », souligne Michel Lecat.
Le futur centre de la photo
La médiatisation du fonds et la veille effectuée par les membres de l’association ont permis des contacts avec des personnes possédant des archives familiales : « on récupère tout ce qui peut être sauvé », résume Michel Lecat. Sur papiers, négatifs ou plaques de verre, ces photos passent entre les mains des bénévoles qui les numérisent et les restaurent si besoin.
On y trouve notamment les 150 000 photos de Jacky Schoentgen ex-photographe de Sud Ouest décédé en 2022, qui a été l’un des piliers de l’association. Des images d’autres anciens photographes locaux du quotidien régional, Pierre de Cordier et Jean David, sont archivées, ainsi que des plaques de verre du photographe et libraire Victor Lefebvre, du début du XXe siècle. L’association a aussi récupéré des archives de l’ancienne usine des tabacs de la Seita de 1928 à 2007, ainsi que celles de la poudrerie avant sa privatisation : « des photos qui n’intéressaient personne et qui trainaient dans les couloirs ». Elle récupère des fonds privés, des albums, des collections de cartes postales anciennes… Ces archives, actuellement dans un local prêté par la mairie, près de quai Cyrano, déménageront dans le futur centre régional de la photo. Il devrait ouvrir pour cet été 2025 dans l’ancienne école Romain Rolland, dans le vieux Bergerac. Le photo club et d’autres structures liées à l’image s’y installeront. Une galerie d’exposition permettra de valoriser le patrimoine ancien, les photographes et les artistes d’aujourd’hui.
Inlassablement Michel Lecat et ses amis évoquent toutes les facettes de l’histoire locale à travers ces images qui sont, selon son expression, « des machines à remonter le temps ».
Une année d’hommages aux travailleurs indochinois
La mémoire de milliers d’ouvriers des colonies françaises d’Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos) amenés pour travailler dans plusieurs régions de France durant les guerres, se réveille en Dordogne. En 2025, le journaliste historien Pierre Daum, spécialiste du sujet qui a déjà édité un livre en 2009, prépare une exposition. Elle va tourner entre le PIP des Eyzies à partir de mai, l’espace Dordonha à Bergerac en octobre et les archives départementales à Périgueux début 2026. Les superbes photos du fonds Bondier-Lecat incarneront ces personnes déracinées qui ont participé à l’histoire du Périgord en fabriquant de la poudre à canon, mais également en asséchant des marécages des Beunes, près des Eyzies.
Pierre Daum a rassemblé de nombreuses archives ainsi que des témoignages de descendants vivants en France pour composer un livre très complet qui sortira en cours d’année. Un mémorial composé de centaines de photos sera installé près de la mairie de Creysse. Un documentaire télé est également en préparation pour France 3. Enfin, les amoureux du patrimoine espèrent que ce réveil des mémoires permettra la sauvegarde des fresques indochinoises de la poudrerie qui semblent pour l’instant oubliées par les propriétaires des lieux.