Il faut de la patience et de l’obstination pour fouiller chaque parcelle d’archives, y débusquer des noms, des lieux, des circonstances de rafles menées au nom d’une implacable haine. Bernard Reviriego est familier de cette quête méthodique pour avoir longtemps travaillé aux Archives départementales, avec le statut de conservateur en chef du patrimoine, et déjà produit en 2003 Les Juifs en Dordogne 1939-1944, de l’accueil à la persécution, là aussi avec les éditions Fanlac.
Logique implacable
Ce livre, nouvelle marche gravie dans le devoir de mémoire, se focalise sur la période de février 1943*, au plus vif de la persécution : si les représailles voulues par l’occupant — équilibre de la terreur qui exige 2 000 Juifs déportés pour 2 officiers nazis tués lors d’un attentat à Paris — ont été si bien menées par les représentants de Vichy, c’est parce qu’une organisation millimétrée s’est mise au service de ce funeste dessein, s’appuyant sur un cadre administratif froid et rigoureux, des listes minutieusement établies et vérifiées, une opération planifiée dans les moindres détails. Pour la Dordogne, 90 Juifs étrangers de 18 à 65 ans étaient requis en représailles.
Préalablement recensée, identifiée, localisée, fichée, tenue de remplir des imprimés réglementaires, même en zone non-occupée (et sans volonté répressive, s’agissant de l’état du culte pour les réfugiés strasbourgeois en 39, sous régime concordataire), cette population a vu la nasse se refermer sur elle, traquée de cartes d’alimentation en dispensaire pour réfugiés. À l’hôpital de Périgueux, on enregistre d’abord des « Israélites allemandes » bientôt plus sûrement signalées comme Juives. Un J majuscule marque la présence de 6 065 Juifs sur les registres de Dordogne, en 41 (2265 étrangers, 3800 français).
Destruction programmée
Dans l’urgence de la première rafle, on travaille le week-end, on se mobilise pour suivre un processus, de listes groupées en sous-listes pour arriver à une « juste » sélection, un état définitif de victimes à arrêter. Dans les services de police et de préfecture, les plus tatillons des fonctionnaires s’inquiètent des critères de sélection et des quotas. Pas du motif.
Derrière ces listes : des hommes, des histoires, des vies, que l’auteur s’est attaché à reconstituer, une humanité retrouvée à partir de bribes d’informations, statistiques et procès-verbaux lapidaires, parfois une photos, des lettres, un témoignage bouleversant retrouvé dans la presse (la détresse vécue et racontée par un enfant de 14 ans dont le père est parti « dans une direction inconnue » ). D’une plume à la fois précise et sensible, Bernard Reviriego entraîne le lecteur dans les coulisses d’une monstruosité bien rangée, redoutablement efficace… qu’on imagine plus terrible encore si nos actuels outils numériques étaient mis à ce service obsessionnel.
Ramassage orchestré
L’auteur recoupe les noms aux orthographes malmenées, traque les erreurs, croise les fiches d’immatriculation, étend son étude aux départements voisins pour retrouver des traces familiales. Il nous apprend à lire entre les lignes, suivre les instructions et les ordres pour mieux trouver, en creux, la façon dont certains ont pu y résister. Un chapitre est consacré aux services de l’État, entre obéissance et résistance : fuites et lenteurs de procédures, certificats médicaux, ont évité à certains le « ramassage » prévu. L’auteur produit des exemples par brigades et sections, avec fac-similé de pages noircies en pleins et déliés appliqués.
Des adresses sortent de l’ombre dans laquelle on les y avait longtemps tenues : le gymnase Secrestat, salle d’internement lors de ces rafles, n’a reçu une plaque commémorative qu’en 2005, rejoignant le théâtre Le Palace identifié comme lieu de mémoire à Périgueux dès 1988 (pour les arrestations de mai 44). L’auteur profite de ces pages pour rappeler des réalités : oui l’étoile jaune a bien été portée en Dordogne, dans une cinquantaine de communes de la zone occupée, à l’ouest.
Un travail à dupliquer partout en France
La préface de Serge Klarsfeld rend honneur en quelques pages au projet porté par Bernard Reviriego pour tenir tête aux oublis paresseux dans les couloirs du temps (cette recherche est loin d’être réalisée dans tous les départements français !) : il rappelle le travail monumental que représentent ces 222 pages. Et resitue le contexte de ces rafles des 23, 24 et 27 février 1943, les convois n° 50 et 51 constitués à partir des hommes conduits au camp de Gurs et complétés par ceux internés à Drancy, dont moins de 10 survécurent. « Les rafles de février 1943 ne sont que l’une des multiples rafles menées par Vichy qui frappèrent la population juive, conclut Bernard Reviriego (…) Elles furent ensuite continues et massives. » Les trois grandes rafles (août 42 et celles de février 43) sont « les plus meurtrières de l’histoire du Périgord dans la Seconde Guerre mondiale » et représentent la moitié de la déportation des Juifs du département, par famille entière. L’exemple cité en fin d’ouvrage, déportation en série, acharnée, est tout à fait effrayant.
*Il se trouve que c’est aussi l’année de naissance de la maison Fanlac, qui célèbre cette année son 80e anniversaire.
80 ans d’édition
Le salon Livre en fête présentera une exposition consacrée aux éditions Fanlac : fondées en 1943 par Pierre Fanlac, imprimeur et éditeur amoureux des mots et du Périgord, elles ont traversé le temps, toujours entre Paris et le Périgord, caractère indépendant et attachement familial. Après Marie-Françoise et Bernard Tardien, fille et gendre du créateur, c’est leur fille, Alice, qui a pris la relève. Tous trois seront au rendez-vous du salon pour évoquer leur métier d’éditeur et son évolution, les lignes éditoriales qu’ils défendent. Des ouvrages et documents d’archive seront exposés, autour d’une ancienne casse typographique et des bois gravés. Un voyage chronologique et thématique au cœur de l’histoire des éditions, l’occasion de redécouvrir des ouvrages atypiques, introuvables et des textes inédits.
• Les éditions Fanlac, 1943 – 2023, 80 ans d’aventures et de découvertes, de Vésone à Lascaux.