C’est l’histoire d’une double naissance, avec la venue au monde de Nour, ce printemps, le bébé qu’ils promènent dans ce qui sera pour lui un vaste terrain de jeux. Comme l’est encore pour Lola Le Grand Jeu, « clin d’œil à René Daumal », univers d’art, sport et nature décalé imaginé sur 15 hectares par ses parents à Dignac, dans le sud-Charente où elle a grandi dans un esprit de solidarité et d’ouverture, de pédagogies alternatives. Lisle se situe à quelques roues de vélo de la guinguette de Renamont d’où jaillissent des souvenirs d’échappées familiales sur la Dronne, qui coule dans les deux départements.
Un lieu pluridisciplinaire
Cinéma dans les années 1950, la salle de bal, restaurant, café a fermé en 1998. Devenu une quincaillerie pendant dix ans, puis un bazar-café, le vaste bâtiment situé près de la halle du village était en vente depuis trois ans. Lola Gonzàles et Malak Maatoug ont entrepris de déconstruire et repenser l’espace en juin 2021, d’y déposer leur projet débordant d’idées et d’énergie pour servir leur attachement au collectif. Une notion qu’ils cultivent, chacun dans son œuvre, et vont mobiliser pour accueillir ici, dès la rentrée de septembre, des enfants et des anciens, des néo et des ruraux, des différences, des talents de tous horizons croisés au fil de leur parcours et des Périgourdins curieux de plonger dans le grand bain qu’ils préparent au format associatif. « Pas seulement le champ de l’art, un lieu ouvert aux cuisiniers, à des amis physiciens, sur le mode d’une université d’été pour brasser des savoirs et susciter des rencontres », résume Malak Maatoug, confiant qu’ils pensaient même changer chaque année le nom du lieu et ses pratiques, pour le réinventer et l’ouvrir dans un esprit de village, celui dans lequel ils sont eux-mêmes accueillis.
Ruralité accueillante
« Après avoir vécu à Paris, à Rome, on rêvait de vivre au cœur d’un village — et ceux de Dordogne sont encore très habités —, avec l’idée de partir de rien, de penser un lieu », poursuit Lola Gonzàles, qui note que plusieurs amis ont eu, comme eux, envie de quitter la capitale, et ce avant la crise sanitaire. Après un an de recherche, ils ont eu le coup de cœur et se disent encore hallucinés de vivre cette expérience « qui fait écho à nos pratiques, à la question de communauté de travail et de collectif, à la volonté de créer des lieux qui font sens aujourd’hui : c’est vertigineux parce qu’on ne l’a jamais fait de façon aussi concrète, c’est très excitant ». Une suite logique du travail sur le collectif qu’elle mène depuis des années. « J’ai toujours eu un rapport aux lieux assez fort dans mes vidéos, avec des groupes qui se réfugient dans des maisons pour inventer des langages. Ce lieu sera donc un espace de création très fort pour nous. » Malak a d’ailleurs commencé à filmer la transformation, les travaux qu’ils réalisent en grande partie eux-mêmes avec la volonté d’apprendre, il va documenter cette expérience, et Lola envisage de tourner des fictions dans les environs. « On a très envie de se laisser happer par ce que ce lieu peut devenir. »
Parcours croisés
Le Périgord compte aussi pour eux au titre des artistes qui y ont fait trace et qu’ils admirent : les yeux de Lola pétillent ainsi à l’évocation de Robert Filliou. Tous deux vont continuer à créer dans les sphères culturelles nationales, et au-delà, où ils sont déjà largement repérés : Malak, documentariste germano-tunisien attaché à un cinéma du réel et à la notion de travail collectif ; Lola, pensionnaire de la Villa Médicis à Rome en 2018 ou encore résidente de la fondation Flax à Los Angeles, lauréate du prix Meurice en 2016, vidéaste familière du Palais de Tokyo à Paris, du réseau des Instituts français, répertoriée par Laure Adler dans “Les femmes artistes sont dangereuses”, était ce début d’année invitée à la Villa Arson à Nice.
Affinités électives
Ils ont vécu et voyagé en France et à l’étranger, auraient pu poser ailleurs leurs envies de rencontres. Bien avant les confinements, leur projet de vie cherchait un espace assez grand pour juxtaposer le cadre familial et l’ouverture aux autres. Ce coin de campagne périgourdine devrait voir passer le monde entier. L’immeuble fait déjà l’objet d’une carte postale en noir et blanc, éditée dans le cadre de l’exposition à la Villa Arson, témoignage de l’intérêt que le couple porte aux tirages argentiques et d’une envie de revenir à l’adresse postale. Ils s’interrogent d’ailleurs sur l’usage qu’ils feront des réseaux numériques, la proximité prenant le pas sur le virtuel, avec l’envie de rester un lieu un peu secret et hors du temps. Également au titre de la Villa Arson, dans le cadre d’un échange avec l’école supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux où enseigne Lola, ils devraient recevoir des étudiants en workshop l’été prochain pour travailler sur des projets avec les habitants de Lisle (cuisine, paysage).
• Merci à Thierry Dessolas pour sa contribution à ce reportage.
La Maison des possibles
Ils hésitent encore sur le nom de l’association qu’ils déposeront très bientôt, mais qui évoquera certainement un ouvrage qui leur est cher, comme « La Maison dans laquelle », de l’auteure arménienne Mariam Petrosyan, désigne ce nouveau port d’attache qui se met en place à la manière d’un puzzle.
La partie où ils vivent pour l’instant est destinée à accueillir ultérieurement des créateurs de tous horizons (culturels et géographiques) en résidence, des étudiants, des réfugiés, tandis qu’ils s’installeront à l’arrière de cet ensemble de vie qui combinera, au rez-de-chaussée et premier à ouvrir*, une vaste salle faisant office de librairie café concert. La librairie devrait proposer les œuvres latino-Américaine qu’ils affectionnent, et des livres d’occasion qu’on voudra bien leur confier. « Le livre est toujours un excellent support pour échanger. » Comme ils aiment beaucoup danser, ils imaginent des concerts dansants. La cuisine professionnelle qu’ils viennent d’aménager permettra à Malak d’assouvir sa passion pour de bons plats servis en mode banquet plus que resto. Mauricette, aux fourneaux ici-même dans les années 1950, pourrait même faire un retour remarqué pour transmettre des recettes. « Le mobilier est conçu dans un esprit modulable, des espaces de travail, d’écriture ou de poterie, pouvant se transformer en grande tablée. » Tous deux ont déjà bien repéré les bonnes tables et les producteurs locaux. Les enfants auront aussi la partie belle, Nour n’est pas encore à l’âge de la crèche mais il devrait avoir ensuite plein de petits camarades, autour d’une impressionnante collection de jeux de société pour tous les âges, les jeunes et les séniors, « pour créer du lien grâce à des boîtes en libre accès ».
Labo photo. À l’étage, il faudra un peu plus de temps pour faire revivre le vaste théâtre avec balcon, sous un toit malheureusement frappé par l’épisode de grêle récente en Ribéracois. Les hauts murs pourront servir de supports à des ateliers de peinture, des conférences pourront aussi se dérouler sur place. L’idée de troc chemine, avec la possibilité d’offrir un spectacle en sortie de résidence. Lola imagine déjà, en passant par les coulisses, une terrasse donnant sur le tilleul, à l’arrière de la scène. Sur le côté, une pièce sera destinée à leur travail vidéo, une autre à un laboratoire photo argentique, une passion que le jeune couple a bien l’intention de partager lors d’ateliers avec les enfants et les anciens du village, pour faire sortir les négatifs de l’oubli. Avec l’idée d’exposer sur place ces tranches de vie, bien sûr.
Partage, émotion, créativité, soif des autres et de savoirs… loin d’une stricte consommation, cette Maison sera à l’image de ses créateurs, ouverte, prolifique et pleine de vie. Un engagement dans la durée, et la ruralité.
* Dans une volonté d’ouvrir peu mais bien, ce sera à partir de septembre, les mercredis et dimanches et un samedi soir par mois.